Au pays des saints nus
A Haridwar, on puise l'eau sainte du Gange Pour éviter la cohue certains se baignent tôt Les temples d'Haridwar se mirent dans le Gange
La puissance sacrée
d’Haridwar
A Haridwar, dans l’Uttaranchal, le nord-est de l’Inde, a lieu de janvier à la fin avril la célébration de la Kumbha Mela ou « cérémonie du bol », le plus grand rassemblement religieux du monde. Garuda, la monture ailée de Vishnou a visage humain, vola aux dieux lors de la nuit des temps quatre gouttes du nectar d’immortalité ou Amrital. Trois tombèrent dans le ciel et la quatrième à Haridwar. En souvenir de ce don fait aux humains a lieu tous les douze ans ce assemblement de la Kumbha Mela. Trois autres villes du Gange, Allahabad, Nasik et Ujjain se partagent cet honneur avec Haridwar. Mais dans cette paisible bourgade où le Gange, vénéré sous la forme de la déesse Ganga, émerge juste de ses montagnes himalayennes pour irriguer la plaine a lieu aussi chaque année, à la mi-mars, « le bain sacré de la nuit sans lune ». C’est une purification rituelle des sâdhus ou ascètes vivant souvent dans des grottes ou de petites communautés en pratiquant méditation et yoga, un art longtemps mystérieux et révélé aux seuls initiés, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
La petite marchande de pommes en tenue de fête |
Les enfants sikhs et leurs beaux turbans |
Offrande lumineuse au Gange |
La
ferveur des pèlerins
Sept heures du matin, l’aube de « la nuit sans lune ». Il fait encore sombre et j’ai cinq bon kilomètres de marche de mon hôtel jusqu’au sanctuaire de Har-ki-Pairi. Les pèlerins, qu’on appelle en Inde « la vague safran », quittent les camps aménagés pour eux par petits groupes. Nombre de rues sont fermées par des cordons de policiers, surtout dans le bazar de la vieille ville, pour éviter la bousculade. J’emboîte le pas aux pèlerins, mais nous tournons en rond, toujours repoussés par les policiers. Enfin, nous parvenons à traverser le Gange par une passerelle et à remonter jusqu’à Har-ki-Pairi, sur l’autre rive. Il faudra ensuite retraverser en amont du sanctuaire, composé de multiples petits temples aux dômes gaîment peinturlurés de rose ou d’orange. L’un d’eux surtout est vénéré, car il contiendrait une empreinte du pied de Vishnou. La trinité hindoue ou Trimûrti se compose en effet de Brahma, le créateur du monde, de Vishnou protecteur de l’univers et de Shiva au troisième œil symbolisant la connaissance, dansant parmi les flammes pour détruire et régénérer le monde.
Le Gange
a retrouvé sa pureté
Des femmes venues du Pendjab L'ancien palais du rajah On habille les statues Les premiers pèlerins s'immergent dans le Gange
Huit heures. Une première vague humaine, enfin échappée à l’emprise de la police, bien nerveuse, déferle face aux ghâts (marches) roses descendant de l’enceinte sacrée de Har-Ki-Pairi vers le Gange. Toute la largeur du fleuve tumultueux, d’un bleu limpide, la sépare de la zone interdite ce matin-là, des ghâts et des temples. Depuis l’érection d’un immense barrage hydraulique un peu en amont d’Haridwar, le Gange, ici, contrairement à la légende valable en bien d’autres endroits, est d’un bleu lumineux. Il a aussi, toujours a cause du barrage, la force et la furie d’un vrai torrent de montagne. La police, armée de longs bâtons et de sifflets assourdissants, ainsi que la brigade des sauveteurs, ont fort à faire pour empêcher la foule de se précipiter trop impétueusement dans le fleuve saint. Le courant est si farouche qu’on ne pourrait le remonter. Gare aux imprudents, ils seraient vite emportés par les tourbillons. De grosses chaînes arrimées aux ghâts et une barrière protectrice permettent de se baigner en sécurité, à condition de rester dans l’enceinte sécurisée.
Le bain
des pèlerins
Certains restent dans l'enceinte protégée Les Occidentaux ont déjà le look des sadhus La parade des musiciens La danse des enfants
Neuf heures. Un baigneur a lâché prise
et est vite récupéré par les secouristes. Une jeune fille entre en transes
sitôt dans l’eau dont on la fait sortir de force. Des femmes, enveloppées dans
leurs plus beaux saris tout scintillants de paillettes, font la ronde en
chantant, s’immergent entièrement. Mais il faut aller vite. Tout le monde veut
se baigner pour célébrer la Kumbha Mela. Dix millions de pèlerins sont venus
des quatre coins de l’Inde et parfois de bien plus loin. Une panique soudaine
de la foule aurait de tragiques conséquences, ce qui explique la tension
policière...
Trois heures durant, au son des gongs et des prières, les pèlerins adorateurs de Vishnou comme de Shiva, saint patron des ascètes donc de tous les sâdhus, cherchent dans ce bain purificateur pardon et vie éternelle. L’eau est froide, nul ne semble y prendre garde. Vieillards et bébés accrochés à leurs mères se plongent dans l’onde tourbillonnante partout le long des rives du Gange. Mais le saint des saints est cette enceinte d’Har-ki-Pairi, encadrée par deux hautes passerelles de métal également barrées.
Transes avant l’arrivée des sâdhus
Enfin paraissent les sadhus Ils se regroupent au pied du temple Avant d'entrer dans l'eau
Agitation soudaine de la police, concert
de sifflets. Une corde est tendue le long des ghâts, repoussant sans cesse la foule plus loin de l’eau. Coups de
bâtons, cris, protestations, chutes de certains nuisent un peu au
recueillement. Plus personne n’a le droit d’entrer dans le fleuve. La musique
prend un rythme halluciné. Les pèlerins chantent et dansent, comme en transes.
Palanquins, parasols dorés, tridents de Shiva semblent cheminer seuls sur la passerelle située à droite du sanctuaire. Des dizaines de sâdhus entièrement nus, le corps couvert de cendre en signe de pénitence, leurs immenses chevelures portées en dreadlocks enroulés autour de leurs crânes, arrivent en dansant. Ils martèlent la passerelle de leurs pieds nus, chantant avec la foule : " Hare Krishna, hare, hare, hare Rama, hare, hare". Certains ont au contraire le corps et tout le crâne rasé. Tous déposent ombrelles, palanquins et stridents au pied de la passerelle et se rassemblent sur les ghâts d’Har-ki-Pairi. Immobiles. Majestueux. Comme offerts à la foule qui reprend leurs incantations.
La nudité vécue comme une ascèse
Certains s'infligent des mortifications D'autres fument du hash pour parler aux dieux Leur nudité ne choque personne
Au signal des gongs, transmis par haut-parleurs car il n’ y a pas de place pour un orchestre, tandis que la foule rythme la musique de milliers de claquements de mains, les sâdhus nus, à un signal, avancent lentement vers le fleuve dans l’enceinte protégée. Ils s’immergent par trois fois. Puis ils chahutent comme des gosses, se bousculant, se faisant boire la tasse. Quand ils sortent de l’eau, leurs corps ont retrouvé leurs belles couleurs d’acajou poli, la cendre s’en est allée. La procession se reforme et refranchit le Gange dans l’autre sens, par la passerelle de gauche, avec un peu moins de majesté. Le pèlerinage est devenu festif.
La foule s’écoule lentement, toujours contenue par la police. Les gosses réclament des barbes à papa que les vendeurs portent au bout de longues perches. Elles semblent voler dans les airs comme des ballons roses.
Cette fois encore, les forces du bien ont triomphé du mal et le Gange peut continuer son impassible course vers Varanasi (Bénarès), la ville où l’on va pour mourir et être incinéré, puis Kolkata (Calcutta), la tentaculaire.
Le soir
de la nuit dans lune
Pose du lotus sur une moto Un bébé bien fleuri Bain d'un pèlerin
Les pèlerins regagnent leurs campements,
très bien organisés, avec salles de prières, côté réservé aux femmes, coin des
hommes, des points d’eau un peu partout, des fleurs plantées de neuf, des cantines.
Dans chaque tente collective a été déposée de la paille fraîche, couverte d’une
bâche et l’on déploie dessus des couvertures bariolées. Un peu partout sèche la
lessive du jour – jamais faite en principe dans le Gange, que l’on ne doit pas
souiller par des impuretés. Les gurus,
les sages, commencent leurs prêches.
D’autres se rendent, en amont de Har-Ki-Pairi, dans l’un des innombrables temples au décor naïf et joyeux. En plus d’y prier la sainte trinité, on y dépose des offrandes de fleurs pour les belles épouses des dieux, Sarasvati, Laksmi et Parvati mère du délicieux Ganesh, le dieu de la prospérité à tête d’éléphant, sans oublier la sinistre Kali et sa guirlande de crânes, déesse de la mort, bien sûr. Elles ne sont pas toujours faciles à identifier, car elles sont passées de 33 à l’origine à 33 millions aujourd’hui, dit-on. On vénère aussi les héros du Râmâyana et du Mahâbhârata, les deux livres épiques des hindous.
Mansa
Devi, première étape d’un pèlerinage
Il règne la même ferveur le lendemain matin, sur la rive droite du Gange toujours, au pied de la colline surplombant le Mansa Devi Temple. Pour y parvenir, il faut gravir à pied six kilomètres d’une route en lacets, le téléphérique étant en panne, comme souvent. Les petites mamies et papys grimpent allègrement. On s’arrête à plusieurs étapes pour se reposer, grignoter et se rafraîchir, car le soleil tape dur et il fait déjà plus de 35°. Les sâdhus reprennent des forces en tirant gravement sur leurs shiloms, leurs pipes à haschich. La vue sur la ville et surtout le majestueux étalement du Gange qui a retrouvé son cours tranquille est admirable. L’arrivée au temple est plus surprenante. On doit plonger au sein d’une cohue épouvantable pour approcher trois statues grossières, croulant sous tant de soieries et de guirlandes de fleurs qu’on ne distingue plus leurs visages. C’est la première étape du pèlerinage vers les sources du Gange, qui n’aura pourtant officiellement lieu qu’à partir… de mai, à la fonte des neiges, les chemins étant impraticables jusque là. C’est fini, on redescend !
L’enseignement
des sâdhus
Le sanctuaire de Har-Ki-Pairi Les rares femmes sadhus ne se dénudent pas Dans la nuit la flamme des prières
Comme Shiva, le grand adepte de la
méditation, les sâdhus portent le
troisième œil tracé au milieu du front, des cheveux longs en partie noués en
chignon dans lequel est piqué un croissant de lune, un trident pour symboliser
son pouvoir sur les eaux et un pagne fait d’une peau de léopard, rappel de son
courage pour triompher du mal. Le lendemain du « bain de la nuit sans
lune », purifiés par leurs ablutions, ils vont nus en signe d’humilité sur
les deux rives du Gange ou même dans la ville. Certains prient, méditent ou
pratiquent le yoga. Les pèlerins s’agglutinent autour d’eux pour offrir leurs
oboles ou toucher leurs pieds en signe de vénération. Surashane, mon petit
maître âgé de dix-huit ans seulement, le plus jeune de tous, est déjà considéré
comme un sage et ils sont nombreux à réclamer sa bénédiction.
Platon parlait déjà des « saints nus »
descendus des montagnes pour suivre le fleuve sacré, abandonnant tout pour se
livrer à l’ascèse, au yoga ou à la méditation afin de tenter d’accepter cette
difficile dualité de l’être : avoir une âme immortelle dans un corps
périssable.
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