UN ARTICLE DE MON PERE

En rangeant avec ma sœur Sylla la jolie orangerie où vécurent nos parents, je suis tombée sur cet article de mon père consacré à deux de mes livres. Je ne connaissais pas ce texte, j’ignore quand il fut écrit et s’il fut un jour publié… Le voici :



Isaure et l’aristocratie

A Saint Pierre avec mon père Michel de Saint Pierre

            J’aime beaucoup ma fille Isaure – et je suis assez fier d’avoir donné le jour à ce bout de femme au nez provocant, à l’énergie masculine, aux yeux noirs, à la grâce toute féminine.
            Oh, bien sûr, elle m’a souvent irrité ! Parfois, elle s’adonne en effet à la provocation que son nez annonçait. Or je suis extrêmement chatouilleux, touchant certains sujets brûlants. Mais qu’on se rassure : il n’existe aucun sujet tabou, ni de part ni d’autre, entre ma fille et moi.
            Je n’ai pas goûté ni approuvé l’érotisme de ses premiers romans, pour cette raison que je trouve l’érotisme assommant. Cela dit, aucun livre d’Isaure ne m’a jamais ennuyé ; elle sait enlever un récit, piquer un dialogue, décrire une féerie ou un enfer, et ce que je préfère en elle, c’est le style – qui me semblera toujours l’essentiel, dans les livres et dans la vie.

            Isaure est, d’abord et avant tout, une aristocrate. Elle sait parler avec désinvolture des sujets graves ; sa vie, son œuvre, qui déjà se dessine, marquent bien autre chose que la puérile recherche du bonheur – dont nous savons qu’il n’existe qu’en rêve ici-bas. Et cela est cent fois plus vrai pour les créateurs, que leur ouvrage tourmente et tourmentera jusqu’au dernier jour.
            En guise d’avertissement à mon roman Les Nouveaux Aristocrates, j’ai écrit : « L’élite n’est pas seulement supérieure : elle est différente. » Les aristocrates se reconnaissent à des traits de raffinment, d’exigence et d’inquiétude. Ils veulent autre chose au monde qu’être heureux – ou, plus précisément, être heureux ne représente jamais pour eux le véritable but. Et si je disais encore, dans mon avertissement : « Car une lumière, parmi d’autres signes, marque le front de celui qui est appelé à mener les hommes : son indifférence au bonheur. »
Est-ce à dire que, selon moi, Isaure est appelée « à mener les hommes » - et qu’elle est « indifférente au bonheur » ? Sur le premier point, je me contenterai d’affirmer, selon Vauvenargues et Maistre, que tout écrivain peut devenir conducteur de peuple sans jamais descendre à la politique. Exemple : Jean-Jacques Rousseau, malgré l’absurdité de ses constats et de ses principes. Je me demande, d’ailleurs, si Isaure en viendra un jour à la défense et à l’illustration d’une grande idée. Allais-je dire : « J’espère que non » ? Je me méfie toujours un peu des écrivains à marotte. Quoi qu’il en soit, l’acharnement d’Isaure au travail, son étonnante capacité de créer, peuvent l’amener plus loin qu’elle ne le croit elle-même. Isaure est de ces êtres imprévisibles qui me donnent envie de vivre longtemps – car je veux connaître la suite…
            J’en viens à la deuxième question posée plus haut : est-elle indifférente au bonheur ? Certes non, et c’est fort heureux ! Mais elle me semble encline à faire passer, avant le bonheur, l’œuvre. Ce qui nous promet d’intéressants développements.

            Les deux meilleurs romans d’Isaure me paraissent être L’œil d’Osiris – et surtout, le dernier qu’elle a publié chez Belfond, Monsieur le Marquis. L’œil d’Osiris est la transposition d’une histoire vraie, celle du peintre Richard Dadd, espoir de l’école anglaise et compagnon de Dante-Gabriel Rossetti (plus tard fondateur de l’école préraphaélite). Le malheureux Richard est atteint d’une folie qui ne fera qu’empirer : il se prend pour « le Vengeur de Dieu », et sa vie ricochera de drame en drame jusqu’aux ténèbres définitives de l’internement psychiatrique. Isaure, dans ce livre, ne maîtrise pas encore ses propres ardeurs ni ses propres élans. Mais elle possède éminemment ce que La Varende appelait « le sens du drame ».
            Au contraire, dans Monsieur le Marquis, le déroulement de l’action est nuancé, en alternance, de tendresse et d’ironie – d’une ironie qui peut devenir mordante. Isaure y déploie, et pour la première fois à ce degré, une vis comica, une drôlerie qui aboutit parfois à des scènes inestimables : telle celle qui nous montre le marquis aux prises avec des industriels japonais auxquels il prétend vendre un robot de son invention. (Pour parvenir à ses fins, le marquis de Barfleur-l’Eglise les abrutit de blasons et de généalogie, les ensevelit sous les faits d’armes de l’antique et chevaleresque tribu Barfleur – et les Japonais, toujours nostalgiques de leurs Samouraï, passeront à ce féodal la commande tant désirée !)
            La fin est dramatique. Mais qu’importe. Nous nous sommes précisément distraits. Henry de Montherlant (oncle d’Isaure) n’affirmait-il pas : « Un vrai écrivain est d’abord celui pour qui écrire est un amusement » ,

            Je pense qu’Isaure montre en tous ses livres au moins le bout du nez de son aristocratie. Facilement, dans un mouvement spontané qui ne se fabrique pas, dans un élan qu’elle a reçu de naissance, elle sait prendre de la hauteur, quelle que soit la situation de ses personnages. « Une certaine hauteur. » Et Monsieur le Marquis nous confirme cette disposition du cœur et de l’esprit.
            En ce qui me concerne, à propos du dernier roman d’Isaure, j’ai dû répondre à deux ordres de questions :
            - Tout d’abord, vous reconnaissez-vous dans la personne de M. le Marquis de Barfleur-l’Eglise ? Réponse : non. Le marquis d’Isaure a sans doute, quelque peu, mon visage lourd et mon épaisse chevelure. Mais il se laisse abattre par l’adversité ; il a peur de la mort ; il pense que l’aristocratie se meurt (ou se dilue, ce qui revient au même) ; il est un scientifique – ce qui le place fort loin de moi ; et ses lunettes se teintent d’un rose de socialiste-libéral ; alors que je suis aux antipodes du socialisme, et que le libéral me semble, selon le mot terrible de Léon Daudet, « un monsieur qui croit que son adversaire a raison ».
            Voici la seconde question : l’aristocratie authentique, selon vous, est-elle en péril de mort ? Réponse : je ne le crois pas. Isaure, dans son livre, nous montre le marquis faisant parfois « semblant de croire un peu au monde ». Or cette disposition fait vraiment partie de l’héritage de la noblesse, rejoignant la désinvolture dont nous pensons, Isaure et moi, qu’elle est un signe essentiel. « Notre siècle, dit Barfleur, s’achève dans le chaos. Notre civilisation a honte d’elle-même, de son confort, de ses rebuts, de ses déchets, de sa pollution, de son saccage de la planète, de son gaspillage tandis que la moitié du monde crève de faim ! »
            Quel tableau ! Puis encore : « Tu veux dire à ces gens qui ne souhaitent qu’un peu de distraction que les justes meurent, et que les tourterelles n’ont de place nulle part ? »
            Quel désenchantement : La drôlerie évoquée plus haut a du mérite à s’y faire jour. Mais Isaure a plus d’un tour dans son sac : et je sais bien qu’en elle l’espérance prend la même place que prennent chez moi, dans ma campagne de l’Eure, les libres tourterelles qui se portent fort bien…
            L’aristocratie ne meurt pas, ni ne se dilue. Elle bouge, comme totu corps vivant. Le désoeuvré sublime, le héros de château ou de manoir qui se laissait saisir au piège de sa maison à demi détruite, font partie d’un passé que je ne songe pas à renier. Mais il s’agit tout de même d’un passé. « Nous sommes ce qu’il y a de plus dur et de plus résistant au monde » disait, voici trente ans, le marquis de Maubrun de mes Aristocrates. Si les préjugés matrimoniaux de Maubrun sont passés de mode, en revanche, aujourd’hui, je dirais volontiers la même phrase. Observant le monde autour de moi, en Normand rhumatisant, réaliste et rêveur, je vois des jeunes gens de la noblesse qui n’abdiquent rien de leurs exigences. Et je trouve que c’est bien ainsi.
            Isaure enfin, dans son roman, nous livre une phrase de son frère Richard : « Et vous apprendrez à marcher sans roi. » Etonnante prédiction ! Les aristocrates ont appris à marcher, c’est vrai. Mais que vienne un roi : la noblesse, que je sache, marcherait mieux encore.


Michel de Saint Pierre

Commentaires

  1. Bonjour Isaure,
    je viens de visionner Secrets d'Histoire sur Louis II de Bavière (venant de m'installer à Francfort en Allemagne). En voyant votre nom, cela m'a été très familier! En effet, je suis Adélaïde, la dernière fille de Hugues de Chalonge! Cela est amusant! Je découvre votre blog! Bonne année 2021!!

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