NOUVEAU ROMAN
1
En cette fin du mois d’avril caressé d’un soleil encore timide, la nature semblait exploser de joie et de vigueur pour dire son amour du printemps. Son avidité de renouveau. Herlève, qui aurait quinze ans à la fin des fêtes de l’Amour de Mai, poussa la croisée de sa chambre ornée d’un papier huilé laissant passer les premières lueurs de l’aube. En contrebas du jardin prolongeant leur maison de Falaise, son père Fulbert, pelletier de son état et bourgeois de ce bourg, avait planté un verger. Les prunus s’ornaient d’un fin duvet rose et les merisiers exhibaient leurs fragiles fleurs semblables à des flocons de neige. Partout, crocus, primevères, jonquilles et timides violettes pointaient du nez dans l’herbe rassasiée de pluie. Plus loin encore, elle pouvait distinguer les eaux grises de la rivière dans laquelle les deux aides de son père lavaient les peaux fraîchement tannées que sa mère irait vendre au marché du bourg.
Herlève frissonna dans l’air froid du matin, referma la croisée en éprouvant un instant la tentation de regagner la bonne chaleur de sa couette de plumes d’oie étendue sur la paillasse de son lit clos. Le meuble prenait tout un coin de sa chambre et s’y blottir semblait bien tentant, mais elle y renonça. Ses deux meilleures amies, Ysabeau et Bertrande, sœurs et filles d’un drapier apprécié de son père, n’allaient pas tarder à venir la chercher. Ensemble, accompagnées du valet Martin, elles se rendraient dans les bois ceignant le haut donjon du jeune duc Robert. Ce donjon dominait le village de sa masse et on pouvait l’apercevoir derrière les toits de chaume. Dans les bois, elles cueilleraient des brassées de fleurs, chercheraient les rameaux les plus verts, les mieux fleuris pour les rapporter en l’église où l’on ferait, le soir, joyeuse procession. On partirait du sanctuaire pour serpenter parmi les sinueuses rues de Falaise jusqu’à la place centrale, face au donjon ducal. Là, on planterait les rameaux, les « Mais », que bénirait le brave curé, puis on s’en irait par le bourg en dansant la robardoise ou la carole au son des fifres, des tambourins et des vièles des ménestrels. Plus tard, on élirait la Reine de Mai, qui serait promenée sur un char fleuri de par la ville, saluant ses sujets d’un jour sous les acclamations. Herlève se demanda si elle serait un jour cette reine, mais il n’y fallait point songer. Cet honneur serait comme d’habitude dévolu à la fille ou à l’épouse d’un marchand bien plus riche que ne l’était son père. Un orfèvre, probablement…
Mieux valait ne point trop rêver et s’apprêter pour ne pas faire attendre ses amies. Elle versa le broc d’eau froide dans la cuvette de faïence disposée devant la fenêtre, se lava rapidement les mains et le visage en frissonnant, enfila des chausses montantes en bonne laine. Elle échangea sa chemise de nuit pour une autre, plus fine, lacée sur les côtés, passa par-dessus une cotte aux manches collantes, puis un surcot sans manches de bon drap épais fourré de lapin, car il faisait encore frais. Elle avait choisi dans son coffre des vêtements teints à l’indigo dans des tons de bleu clair, assortis à la teinte de ses yeux, que sa mère disait couleur de ciel. Une ceinture brodée complétait sa tenue. Elle défie sa natte de nuit, peigna sa chevelure où brillait parfois comme des éclats de lune, la laissant retomber librement au creux de ses reins. Puis elle la maintint par un cercle d’argent ceignant son front, un présent de son père pour son précédent anniversaire.
Des sabots seraient mieux appropriés que des brodequins de cuir pour courir les bois, mais elle ne les chaussa pas, de peur de ne réveiller la maisonnée. Elle se rendit à la cuisine. Là, Gertrude, son ancienne nourrice à la fois cuisinière et femme de charge, avait ranimé les braises de l’âtre où flambait un bon feu. Après avoir posé deux baisers sonores sur les joues de la vieille femme dont la tendresse ne lui avait jamais fait défaut, elle prit une chaise paillée pour l’approcher du foyer.
Coquemars, pots de grès et marmites étaient posés sur le feu. La plus grosse d’entre elles était suspendue à l’un des crans d’une solide crémaillère. Une broche sur laquelle étaient enfilés deux chapons et une carpe de bonne taille tournait déjà entre les doigts agiles de Thomas, le plus jeune aide de son père, qui ne refusait pas ses services à Gertrude. Il lança un regard de timide adoration à Herlève, qui se contenta de lui adresser un petit sourire de connivence. A plus ou moins bonne distance du feu qui flambait clair, une rangée de marmites contenaient potage, cretonnée de lardons, ragoût de tripaille que l’on servirait pour les réchauffer à ceux qui s’en iraient au dehors de si bon matin.
Une table était poussée contre le mur opposé à la cheminée. Gertrude était pour l’heure occupée à y rouler dans la farine une pate à tarte. Accrochés à une planche de bois au-dessus de la table, on pouvait voir, rangée en ordre de bataille, toute une batterie de râpes, grils, hachoirs, poêles, cuillers, écumoires, moules à gaufres, passoires et tamis, fourchettes à deux dents. En-dessous, une étagère supportait boîte à sel, épices, bonbonne de vinaigre et d’huile, divers mortiers. Des chapelets d’ails et d’oignons pendaient à un clou. Sous la fenêtre, près d’un évier de pierre taillée, s’alignaient brocs, cruches, pichets et jattes de toutes tailles. Dans la huche où l’on conservait le pain, Herlève se servit une tranche à tremper dans son bouillon de poule, avec un morceau de fromage de brebis. Dans la chaleur un peu moite de cette pièce figurant le ventre de la demeure flottait une bonne odeur de lard et de friture.
– Vous voilà bien jolie, demoiselle, pour vous en allez cueillir l’arbre de mai, dit Gertrude à sa protégée. Gageons que nous verrons bientôt paraître vos bonnes amies, Ysabeau et Bertrande. Martin vous accompagnera comme l’a recommandé votre père. Il est fin prêt depuis un moment déjà.
– Je crois que les voici, ma bonne. Peux-tu leur servir une assiettée de ton bouillon ?
Tandis que la vieille femme s’exécutait, les deux sœurs frappaient à l’huis et entraient en riant, apportant avec elles une odeur de jeunesse et de rosée. L’aînée, Ysabeau, plus rousse que blonde, se désolait des taches de son pourtant charmante parsemant son nez et ses joues. Sa cadette d’un an, Bertrande, arborait des couleurs automnales : chevelure et yeux couleur de châtaigne bien mûre. De même qu’Herlève, toutes deux s’étaient chaudement vêtues pour la circonstance et arboraient aussi des sabots fourrés. Elles s’attablèrent face à Gertrude, mouillèrent leur bouillon de tranches de pain frottées d’ail et l’engloutirent sans se faire prier, en félicitant la cuisinière.
– Avez-vous déjà choisi votre fiancé de libre courtisement, amie ? demanda Bertrande, la plus délurée des deux sœurs.
– Point encore, répondit Herlève, qui avait bien perçu le regard éperdu de Thomas.
– Il faut le faire, demoiselle, dit Gertrude. C’est notre coutume que toute demoiselle non encore engagée puisse alors se choisir un fiancé fictif qui pourra la courtiser librement durant un mois entier, en toute courtoisie ; s’entend.
– Promis, j’y songerai, Gertrude.
– Pour cette raison, reprit la vieille femme qui tenait à son idée, il n’y a jamais de noce durant le joli mois de mai. Allez, mes petiotes, Martin doit s’impatienter ! Allez quérir le Mai.
Les trois amies, flanquées de Martin qui prenait au sérieux son rôle de protecteur, cheminaient en ce tenant par le bras. Elles passèrent les portes de la ville pour rejoindre la forêt proche. Des paysans à pied se rendaient aux champs, d’autres, montés sur des ânes ou des mules, allaient proposer les fruits et légumes de leurs potagers au marché du bourg. Des troupeaux de vaches, de chèvres ou de moutons, menés par des pâtres, se rendaient sans le savoir aux abattoirs. Passaient en riant et chahutant des étudiants en goguette, qui avaient préféré, par ce matin ensoleillé, les sentiers fleuris où passaient de belles filles en vêtements de fête aux mornes bancs de l’abbaye Sainte Marie aux Dames de Villers-Canivet, où ils étudiaient – c’était un modeste oratoire flanqué de bâtiments en torchis. Certains, déjà assez ivres en dépit de l’heure matinale, avaient aux lèvres des plaisanteries osées qui incitèrent Martin à montrer son bâton et les jeunes gens se turent.
On distinguait des frères prêcheurs à leurs chapes et coules noires, les frères mineurs à leurs robes grises ceinturées de chanvre. Des seigneurs richement habillés de soie ou de damas montaient de beaux chevaux racés et portaient parfois une dame en croupe. Tout ce petit monde se pressait sur le chemin, dans un sens ou dans un autre. On s’arrêtait parfois pour deviser avec un voisin, pour prendre des nouvelles des uns ou des autres.
Une puissante sonnerie de trompe incita cette foule joyeuse à s’écarter pour laisser passer son duc, le jeune Robert. Il n’avait que dix-huit ans et venait de succéder à la tête de la duché de Normandie, l’une des plus riches de France, à son frère Richard. Grand et bien découplé, sa chevelure blonde héritée de ses ancêtres norvégiens flottant au vent, Robert, que l’on appelait déjà le Magnifique pour sa folle prodigalité et son goût du faste, caracolait joyeusement à la tête d’une petite bande de ses amis, dames et chevaliers. Ils s’en revenaient d’avoir fait leurs oraisons à l’abbaye voisine.
Les cavaliers passèrent au galop dans un nuage de poussière, s’en revenant vers le haut donjon ducal érigé tout en pierre blanche au sommet du rocher dominant la vallée. On se secoua en riant pour chasser la poussière. Le duc était populaire parce qu’il était jeune et beau, que les grasses terres normandes étaient fertiles, les foires réputées et le commerce florissant. Surtout, la paix était revenue.
Paysans, ouvriers et bourgeois de Falaise préféraient oublier que, deux ans plus tôt, peu après la mort du duc Richard II de Normandie et l’accession au trône ducal de son aîné, Richard III, ils avaient connu les affres d’un siège. Le cadet, Robert, alors comte d’Hiémois, fief situé entre Caen et Alençon dont la capitale était le bourg d’Exmes, n’avait jamais aimé la motte féodale où se dressait un modeste bastion de bois dépourvu de tout confort. S’estimant lésé d’une part de son héritage paternel, il s’était révolté contre son aîné et réfugié à Falaise. Le fier donjon dominant la bourgade avait une autre allure que celui d’Exmes. Surtout, il était construit en pierres massives, pourvu d’un important système de défense, la ville étant ceinte de hauts remparts. Mais Robert avait sous estimé la colère et la détermination de son frère, qui avait réuni en grande hâte ses armées pour venir assiéger Falaise. Il n’y avait pas assez de vivres, pas assez d’eau pour soutenir un long siège. La faible garnison, guère motivée par cette lutte entre frères, mal entraînée, n’aurait pu résister longtemps. A supposer qu’elle l’eût voulu. Cédant à la pression des bourgeois de Falaise, Robert avait capitulé et imploré la clémence de son frère.
Celle-ci lui avait été accordée, pourvu qu’il lui prêtât l’hommage vassalique à Falaise même, dans la petite église aux voûtes romanes de La Trinité. Les deux frères s’étaient donnés le baiser de paix et Robert avait conservé son fief, qu’il avait été prié de regagner. Tout Falaise avait alors respiré plus librement.
Une année à peine s’était écoulée que l’on avait appris la mort du duc Richard. Pris de violents maux de ventre au cours d’un banquet, il s’était écroulé et était tombé de son siège. Le duc avait expiré quelques heures plus tard, le 6 août de l’an de grâce 1027. Il n’avait que vingt ans. De son mariage avec Adèle de France, fille du roi Robert le Pieux, il n’avait pas eu d’enfant. Il laissait pourtant trois bâtards, deux filles et un garçon, Nicolas. Les filles avaient été vouées au couvent et le garçon écarté du trône. Son frère cadet, Robert, lui avait donc succédé, en dépit de bien des murmures. Cette mort si soudaine lui profitait trop. Sous le manteau, on avait évidemment évoqué le poison, mais avec prudence…
– Que notre duc Robert est jeune et beau, de magnifique prestance ! s’exclama Bertrande. J’en ferais bien mon fiancé de libre courtisement et plus s’il me le demandait…
– Bertrande, voyons, la tança sa sœur aînée.
Les trois amies éclatèrent de rire et Martin, complice, les imita. On arrivait en vue de la forêt où d’autres groupes de promeneurs avaient déjà cueilli brassées de jonquilles et rameaux fleuris. Sur la place de Falaise, la fête de Mai serait belle, ce soir…
Le beau temps se maintenait et aller laver son linge entre amies, dans les eaux fraîches du lavoir de l’Ante, n’était plus une corvée, mais un plaisir. Gauthier, son frère de deux ans son aîné, avait aidé Herlève à pousser la brouette contenant le linge de la maisonnée. Laudine, une servante ayant toujours le rire aux lèvres, presque une gamine, les accompagnait pour aider sa maîtresse. Ysabeau et Bertrande ne tardèrent pas à les rejoindre. Toutes avaient passé sur leurs chemises de simples cottes de drap et ceint leurs hanches de tabliers. Le temps était si agréable qu’elles n’avaient pas eu besoin de chausses et allaient jambes nues, le bas des cottes retroussé dans leurs ceintures pour êtres plus à l’aise.
Agenouillées au bord de l’eau, savonnant leur linge, Herlève et ses amies travaillèrent quelque temps avec énergie, battant le linge, l’essorant, le déposant ensuite dans les corbeilles que Gauthier chargeait sur sa brouette. Elles l’étendraient plus tard sur les cordes à linge de leurs jardins. D’autres femmes et filles du bourg les avaient rejointes. On se saluait d’un geste, d’un rire. On se passait à la régalade un pichet de cidre doux, des parts de sablé ou de tarte, quelques noix ou noisettes ramassées lors de l’automne passé.
Bertrande, la plus espiègle, posa savon et battoir et sauta dans le petit bassin, bientôt imitée par ses deux amies, puis par les plus jeunes des lavandières. Cottes haut troussées, les jeunes filles s’ébattaient dans l’eau, jouaient à s’éclabousser, puis elles formèrent une ronde et se mirent à chanter.
– Vous voilà bien gaies, belles demoiselles !
Ce livre sera sur Amazone en juillet, aux éditions Sydney Laurent, ou à commander au 0186959696.
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