Dentelles béquille et revolver

 

    Slanie de Malvoisie avait encore une bonne oreille, à 92 ans, même si elle se prétendait très sourde, ce qui lui permettait d’entendre des conversations ne lui étant pas destinées. Pour l’heure, elle venait de percevoir l’insupportable crissement des roues du vieux 4x4 Mercedes que pensait piloter en virtuose Sybille, l’auxiliaire de vie venant s’occuper d’elle trois fois par jour. A croire qu’elle faisait exprès de mettre ainsi à mal le savant ratissage de Jules, l’homme à tout faire de la propriété qu’elle considérait, selon ses fonctions du moment, comme son jardinier, paysagiste, valet de pied ou maître d’hôtel. Ce qui ne variait guère, chez Jules, était son éternel jean troué à chaque genou, qui lui descendait bien trop bas sur les hanches, ce que la vieille marquise trouvait plus drôle qu’inconvenant. 

En librairie le 21 septembre, 20E

 

          Vite, elle se recoucha sur la chaise-longue disposée sur la terrasse dallée de larges tuiles devenues, avec les ans, plus grises que roses. Cette terrasse prolongeait jusqu’à la pelouse d’un vert à faire rêver l’espérance la façade de brique et de silex de son orangerie Louis XIV. Depuis deux ans déjà, Slanie feignait de ne plus marcher. Quand on est vieux et riche, qu’on ne se décide pas à mourir et que l’on sent sa chère famille s’impatienter d’une telle longévité, mieux vaut paraître au plus bas de sa forme. Qui irait se défier d’une vieille femme impotente et sourde, semblant parfois divaguer, puis reprenant soudain pied lorsqu’on s’y attendait le moins ?

          Avec espoir, l’un de ses neveux, l’aîné, Robert, qui avait tout juste vingt ans de moins qu’elle et qui trouvait qu’à son âge, il aurait été grand temps d’hériter, lui avait fait effectuer des tests à l’hôpital de Lisieux en espérant pouvoir la faire mettre sous tutelle. Ce jour-là pourtant, elle s’était révélée surprenante de vivacité d’esprit. La suspicion d’Alzheimer qu’il avait invoquée avait même fait rire le praticien, qui l’avait assuré envier, chez sa vieille parente, un tel esprit de répartie. C’était raté pour la mise sous tutelle !

          D’un bref mariage qu’elle considérait à voix très haute comme un échec, Slanie n’avait pas eu d’enfant. A la mort d’un mari qu’elle n’avait guère pleuré, elle s’était juré de ne jamais se remarier. Cet ancien sénateur très digne et ennuyeux en proportion lui avait laissé une fortune suffisante pour aménager comme elle le souhaitait l’orangerie d’un beau domaine normand. Elle aurait pu vivre de sa retraite en faisant figure de châtelaine dans ce Pays d’Auge proche d’Honfleur – Slanie tenait aux vieilles appellations, plus poétiques que les stricts départements imposés par la Révolution. Pourtant, elle avait suivi une psychanalyse dont elle ne pensait nullement avoir besoin, sinon pour ouvrir ensuite un cabinet de consultation, bien situé dans l’avenue de la République à Honfleur. Cela lui avait permis de se sentir active et de garder le contact avec une clientèle différente du milieu dans lequel elle évoluait d’ordinaire. Bien sûr, il y avait une bonne quinzaine d’années qu’elle l’avait fermé, mais elle avait conservé des relations avec quelques collègues survivants, même si elle avait cessé de croire aux vertus thérapeutiques de l’analyse. Trop cher, trop long et les transferts n’étaient que rarement réussis. Nombre de ses patients se complaisaient dans leur situation de dépendance et c’était le plus souvent elle qui avait dû prendre l’initiative de la rupture. Ce qui incarnait à ses yeux le principal échec de cette science un temps si en vogue.

          De ses deux sœurs, mortes il y avait longtemps déjà, Slanie avait hérité trois neveux, ce qu’elle avait tout d’abord considéré comme une bénédiction. Il y avait donc Robert, âgé de 72 ans, vieux garçon endurci, notaire de son état, censé s’occuper de ses affaires, mais censé seulement, à présent qu’elle s’en défiait.

          Son frère Ghislain, 65 ans, était l’artiste de la famille, ce qui était surtout un prétexte à entretenir une prodigieuse paresse. Au début de sa carrière, elle lui avait trouvé les promesses d’un génie et elle l’avait encouragé, organisant pour lui des expositions et y conviant ses amis fortunés qui lui avaient acheté quelques toiles – elle-même en avait acquis plusieurs –, mais les promesses s’étaient vite taries. Dans sa galerie d’Honfleur, il n’exposait que ses œuvres et en vendait parfois aux touristes de passage. Il était surtout le roi des subventions et parvenait à s’en faire accorder, par la ville, le département, la région et diverses œuvres caritatives dont il créait les logos à prix d’or. Sa femme, Christine, créature aussi charmante qu’évanescente, de dix ans plus jeune que lui, mais sans âge bien défini, mélomane avertie, enseignait le piano et ne voyait pas grand-chose des réalités de la vie. Elle non plus n’avait pas eu d’enfant et ne semblait pas en souffrir, mais ce n’était pas certain car il était difficile de savoir ce qu’elle pensait. Le plus souvent, elle semblait ailleurs, au pays d’une harmonie éternelle et parfaite…

          Le troisième larron, Tristan, le plus jeune des trois avec ses 54 ans qui ne l’avaient pas encore marqué, avait longtemps été son préféré. Doté d’un charme dont il usait et abusait, il s’était toujours montré tendre et prévenant à son égard, puis son attitude avait imperceptiblement changé. Sans doute ses affaires n’étaient-elles plus aussi florissantes que par le passé ? Alors l’impatience d’hériter l’avait à son tour gagné. Quant aux dites affaires, elles semblaient varier aussi vite que le climat normand. Un jour à la pluie, l’autre au beau temps. Un jour dans l’immobilier, l’autre dans les placements boursiers. Un jour en France, l’autre dans de lointains pays sud-américains aussi instables que d’une moralité fort élastique. Slanie n’avait jamais vraiment su ce qu’il trafiquait et s’en moquait, tant qu’il se montrait envers elle souriant, drôle, affable et charmeur. A présent, ses visites s’espaçaient et devenaient plus brèves, plus tendues. Il avait perdu le goût de lui plaire.

          Sa femme, Gabrielle, une blonde plantureuse et aimable, au caractère enjoué, rédigeait des livres de cuisine qui se vendaient bien et la faisaient vivre confortablement, même lorsque les affaires de son mari se trouvaient à la baisse. Elle était la fille que Slanie aurait aimé avoir et leur complicité ne s’était jamais démentie. Ils avaient eu deux fils, Raoul, phytothérapeute et bûcheron vivant en Ardèche, et Serge, le mondain du troupeau. Il gérait le casino de Trouville, tandis que son épouse, Quitterie, devenait une décoratrice de renom, par malheur mère de deux gamins aussi imprévisible que bruyantes.

          Toute la troupe était conviée à venir fêter ses 92 printemps le prochain week-end et Slanie attendait l’événement avec une curiosité amusée, veillant pourtant à la perfection de l’organisation avec l’aide de Martine, sa femme de ménage qu’elle affublait volontiers du titre ronflant de gouvernante, Sybille et Jules.

          Pour l’heure, c’était Sybille qu’elle devait affronter, ce qui n’était pas si simple. Sybille et ses cheveux rouges. Sybille et son exécrable conduite automobile. Sybille et son dévouement bourru, maladroit. Sybille et son penchant prononcé pour la boisson, qui n’allait pas en s’améliorant.

          Ses neveux auraient bien aimé placer leur tante dans le nouvel Ehpad de Pont-Audemer, le Cercle des Anciens. L’établissement avait été rénové, relooké, décoré par les soins de Quitterie dans un style avant-gardiste qui ne disait rien qui vaille à Slanie. Elle l’avait pourtant visité, puis s’était même entretenue avec la directrice. Cette femme était sans doute agréable, il était vrai, mais la clientèle était si différente de son cercle habituel d’amis que Slanie avait su d’emblée qu’elle aurait détesté y finir ses jours. Ses deux nièces par alliance, Christine, sortie pour une fois de son habituelle évanescence, et Gabrielle qui avait fort bien compris ses réticences, s’y étaient opposées avec énergie.

          Et l’on avait déniché Sybille, locataire de la ferme voisine, très fière de son diplôme d’auxiliaire de vie, ce qui ne signifiait pas grand-chose aux yeux de la vieille marquise. D’elle, Slanie disait volontiers « qu’elle se donnait de l’importance » et se prenait un peu pour la nouvelle maîtresse du domaine. Martine, indifférente, mais obstinée, forte du soutien de sa marquise, laissait dire et n’en faisait qu’à sa tête. Ses ordres, elle ne les prenait que de sa marquise et certainement pas de cette fille aux cheveux rouges qui ne connaissait rien à l’argenterie au Roy, aux vieux meubles marquetés et signés de grands ébénistes tels que Dubois ou Topino, aux services de la Compagnie des Indes et à cet art de vivre à la française, qui était celui de Slanie et s’était communiqué à sa femme de ménage-gouvernante.

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