Reportage à Haridwar

Le bain de la nuit sans lune


En ce 15 mars 2010 (vérifier avec le calendrier lunaire 2011, le prochain bain des sâdhus, les sages qui vont nus), c’est la mystérieuse aube de la « nuit sans lune » à Haridwar, dans l’Uttaranchal, le nord-est de l’Inde.

Cet ancien palais du radjah tombe maintenant presque en ruines
Le bain des sâdhus
Sept heures du matin. Je marche depuis cinq bons kilomètres dans une lumière encore incertaine, enjambant les barrières dressées par la police chaque fois qu’on ne me regarde pas. Et je me fonds comme je peux dans une première vague humaine, qui déferle face aux ghâts, les marches roses descendant de l’enceinte sacrée de Har-Ki-Pairi vers le Gange. Toute la largeur du fleuve, tumultueux et d’un bleu limpide, nous sépare de la zone interdite ce matin-là, cette enceinte marquée, dit-on, de l’empreinte du pied de Vishnou, le dieu de la stabilité du monde et du temps. Se dressent contre les ghâts des temples aux bulbes gaîment peinturlurés d’orange.
La rive gauche est plus paisible pour se baigner

Depuis l’érection d’un immense hydraulique un peu en amont d’Haridwar, le Gange, ici, contrairement à la légende valable en bien d’autres endroits, est d’un bleu lumineux. Il a aussi, toujours a cause du barrage, la force et la furie d’un vrai torrent de montagne. La police, armée de longs bâtons et de sifflets assourdissants, ainsi que la brigade des sauveteurs, ont fort à faire pour empêcher la foule de se précipiter dans le fleuve saint. Le courant est si farouche qu’on ne pourrait le remonter. Gare aux imprudents, ils seraient vite emportés par les tourbillons. De grosses chaînes arrimées aux ghâts et une barrière protectrice permettent de se baigner en sécurité, à condition de rester dans l’enceinte protégée.
Un baigneur a lâché prise et est vite récupéré par les secouristes. Une jeune fille entre en transes sitôt dans l’eau dont on la fait sortir de force. Des femmes, enveloppées dans leurs plus beaux saris tout scintillants de paillettes, font la ronde en chantant, s’immergent entièrement. Mais il faut aller vite. Tout le monde veut se baigner en ce 15 mars, jour du bain de la nuit sans lune. Dix millions de pèlerins sont venus des quatre coins de l’Inde et parfois de bien plus loin. Une panique soudaine de la foule aurait de tragiques conséquences, ce qui explique la tension policière...      Trois heures durant, au son des gongs et des prières, les pèlerins prient Shiva comme Vishnou. Et je chante avec eux, massacrant allègrement les paroles que je ne comprends pas, et l’air car je ne suis guère musicienne, mais mon entrain me vaut la bienveillance générale et j’en profite pour photographier mes voisins à tout va. Venus en masse vers « les portes du Grand fleuve », là où le Gange quitte ses montagnes sacrées pour arroser la plaine, ils cherchent dans ce bain purificateur pardon et vie éternelle. J’ai peut-être une chance moi aussi, mais l’eau est si froide que je n’y aventure que des orteils prudents. Nul ne semble pourtant y prendre garde. Vieillards et bébés accrochés à leurs mères s’immergent dans l’onde tourbillonnante partout le long des rives du Gange. Le saint des saints est cette enceinte d’Har-Ki-Pairi encadrée par deux hautes passerelles de métal également interdites aux pèlerins. J’exhibe en vain une carte de presse tricolore, qui n’impressionne pas le moins du monde les autorités et me vaut force coups de sifflets.                                                                      
                                                                                          

Certains pèlerins se rendent dans les temples de la Basse Ville

D'autres se baignent dans l'enceinte d'Har-ki-Pairi


Agitation de la police, concert de hurlements. Une corde est tendue le long des ghâts, nous repoussant sans cesse plus loin de l’eau. Coups de bâtons, cris, protestations, chutes de certains nuisent un peu au recueillement. Plus personne n’a le droit d’entrer dans le fleuve. J’en profite pour m’engueuler avec un policier qui m’a violemment poussée. Mes nouveaux copains me regardant d’un air désapprobateur, je me fais toute petite.
La musique prend un rythme halluciné. Palanquins, parasols dorés, tridents de Shiva surgissent soudain sur la passerelle située à droite du sanctuaire. Des dizaines de sâdhus entièrement nus, le corps couvert de cendre en signe de pénitence, leurs immenses chevelures portées en dreadlocks enroulées autour du crâne, arrivent en dansant, martelant la passerelle de leurs pieds nus. Je n’ai jamais vu autant de  lingams, comme on qualifie ici avec élégance les phallus, de ma vie. Et je chante avec un enthousiasme " Hare Krishna, hare, hare, hare Rama, hare, hare". Certains ascètes ont au contraire le corps et tout le crâne rasé. Tous déposent ombrelles, palanquins et stridents près des passerelles.




Les sâdhus nus sont comme offerts à la foule

Ils se rassemblent sur les ghâts d’Har-Ki-Pairi. Immobiles. Majestueux. Comme offerts à la foule qui reprend ses incantations.
"Les ascètes nus, écrit la romancière indienne Sagarika Ghose dans son roman "Blind Faith", en rejetant toute politesse, normes ou "politiquement correct", progressent vers la vie. Le sâdhu nu incarne une monumentale fêlure. Une fêlure dans la vie. Il régresse au lieu d’avancer. Il est nu car il ne se soucie pas de la peur du ridicule. Mais c’est un espoir pour un monde qui permettrait une telle fêlure en célébrant leur existence."


Un cadeau dérobé aux dieux
Garuda, la monture ailée de Vishnou a visage humain, vola aux dieux à la nuit des temps quatre gouttes du nectar d’immortalité ou Amrital. Trois tombèrent dans le ciel et la quatrième à Haridwar. En souvenir de ce don fait aux humains, Haridwar est une ville du Gange sainte entre toutes.
Avec un voyeurisme bien occidental, je ne peux m’empêcher de détailler tous ces sages nus offerts à nos regards. Il y en a de gros, de maigres, des vieux et des jeunes. Quelques uns sont superbes et arrogants dans leur nudité, hélas intouchable… Ils ont fait en effet vœu de chasteté. Quel dommage…
Au signal des gongs, transmis par haut-parleurs car il n’y a pas de place pour un orchestre, tandis que la foule rythme la musique de milliers de claquements de mains, les sâdhus avancent lentement vers le fleuve dans l’enceinte protégée, s’immergent par trois fois. Puis chahutent comme des gosses, se bousculant, se faisant boire la tasse. La foule presque en transes se lève et danse en riant avec eux. je ne me suis jamais trémoussée avec une telle allégresse, la sainteté doit être en train de descendre sur moi… Quand ils sortent de l’eau, leurs corps ont retrouvé leurs belles couleurs d’acajou poli, la cendre s’en est allée. La procession se reforme et refranchit le Gange dans l’autre sens, par la passerelle de gauche, avec un peu moins de majesté. Le pèlerinage est devenu festif.
Les pèlerins s’écoulent lentement, toujours contenus par la police. Les gosses réclament des barbes à papa semblant voler dans les airs au bout de perches comme des ballons roses.
Cette fois encore, les forces du bien ont triomphé du mal et le Gange peut continuer son impassible course vers Varanasi (Bénarès), la ville où l’on va pour mourir et être incinéré, puis Kolkata (Calcutta), la tentaculaire.
Chacun regagne son campement, très bien organisé, avec salles de prières, côté réservé aux femmes, coin des hommes. Points d’eau un peu partout, fleurs plantées de neuf, cantines. Dans chaque tente a été déposée de la paille fraîche, couverte d’une bâche et l’on déploie dessus des couvertures bariolées. Un peu partout sèche la lessive du jour – jamais faite en principe dans le Gange, que l’on ne doit pas souiller par des impuretés. Les « gurus » commencent leurs prêches.



Dès que la nuit tombe...
... On porte dans le Gange
 son offrande de lumière
             



Quand vient la nuit, tous ces temples s’illuminent de guirlandes lumineuses et l’on se  croirait un peu à Disneyland.
Les pèlerins ont toujours rendez-vous à Har-Ki-Pairi le lendemain soir, 16 mars, à l’heure du coucher de soleil. Ce n’est pas seulement pour se baigner à nouveau dans le Gange ou jeter au fleuve ses offrandes de fleurs et de bougies, comme on le fait chaque pour la « Fête des Lumières » (l’harati). Ici, les fragiles esquifs faits d’une feuille de bananier où se trouve fichée une bougie sont si vite submergés par le courant que l’effet en est un peu gâché. C’est le nouveau calendrier hindou que l’on célèbre. Des amours de petits chanteurs et danseurs aux crânes rasés, hormis un sage petit chignon, revêtus de robes jaune d’or, dansent et chantent en l’honneur de l’année nouvelle. Un cortège représentant les douze mois de l’année serpente comme il peut parmi la foule, si dense qu’elle n’arrive pas toujours à s’écarter à temps. Un sadhu inspiré, portant en trophée sa longue chevelure laineuse qui doit bien mesurer dans les trois mètres de long, se déhanche lascivement. Assez exhibo, semble-t-il.
Même ferveur le lendemain matin, sur la rive droitee du Gange toujours, au pied de la colline surplombant lee Mansa Devi Temple. Cinq kilomètres d’une route en lacets, le le téléphérique étant en panne, comme souvent. Les petites mamies et papies grimpent allègrement. On s’arrête à plusieurs étapes pour se reposer, grignoter et se rafraîchir, car le soleil tape dur et il fait déjà plus de 35°. La vue sur la ville et surtout le majestueux étalement du Gange qui a retrouvé son cours tranquille est admirable. L’arrivée au temple est plus surprenante : cohue épouvantable pour approcher trois statues grossières, croulant sous tant de soieries et de guirlandes de fleurs qu’on ne distingue plus leurs visages. C’est la première étape du pèlerinage vers les sources du Gange, qui n’aura pourtant officiellement lieu qu’à partir… de mai. C’est fini, on redescend !

Au confluent de deux rivières prend
officiellement naissance le Gange
La vertigineuse route de Badrinath


Longtemps, la polémique fut animée pour déterminer où se situaient les sources du Gange, à Gangotri ou à Badrinath, deux cités saintes piquées sur l’Himalaya, à quelques trente kilomètres l’une de l’autre à vol d’oiseau, beaucoup plus par la route. A tout hasard, des sanctuaires très anciens, comme partout hélas supplantés par des constructions en béton, ont été dédiées le long des deux voies d’eau à la déesse Ganga. Pour mettre tout le monde d’accord, les géographes ont fini par décider qu’il n’existait pas de « vraies » sources et que le début du Gange se situerait désormais à Deoprayag, à l’embranchement des deux rivières également saintes, la Baghirati à l’ouest et l’Alakhanda à l’est.
Platon parlait déjà des « saints nus » descendus des montagnes pour suivre le fleuve sacré, abandonnant tout pour se livrer à l’ascèse, au yoga ou à la méditation afin de tenter de comprendre cette difficile dualité de l’être : avoir une âme immortelle dans un corps périssable.
 
Ce voyage a été organisé à la carte par Compagnie du Monde, 5 av de l’Opéra, 75 Paris, Tél. : 01 53 63 33 42.

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