NOUVELLE PUBLICATION
La lune noire
Un fantôme amoureux, une sorcière
emmurée vive, une passion sur le Net, Bosie se souvenant d'Oscar
Wilde sur son lit de mort, une petite Indienne et sa grand-mère, à
Belleville et bien plus loin, une vieille femme sacrifiée à la
demeure familiale... C'est tout cela, « La lune noire »,
treize nouvelles tendres ou cruelles, d'aujourd'hui ou d'hier...
L'auteur à Sousse |
Grand reporter freelance, Isaure de
Saint Pierre sillonne le monde à la recherche de coups de charme
ressentis à faire partager à ses lecteurs. Elle est l'auteur d'une
cinquantaine de romans et biographies. Voici la dernière de ces treize nouvelles.
La
sentinelle
– Votre
tante Yoyo… Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de
Treilly… Je sais que je vous appelle un peu tard…
– Oui,
que se passe-t-il ? répondit Franck de Pompagnac avec
nervosité. A-t-elle un problème ?
Il
y eut un long silence sur la ligne et Franck regarda avec étonnement
sa main qui tenait le combiné et qui tremblait. Il avait quitté en
parfaite santé sa tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas
mariée et préférait en conséquence se faire appeler la comtesse
de Treilly, un titre du Saint Empire Romain Germanique porté dans sa
famille par les femmes depuis des lustres. Sa vieille tante de
quatre-vingt-douze ans vivait seule en son immense château de
Treilly, ancienne forteresse des Bourbons entièrement remaniée et
rendue plus confortable par un ancêtre argenté, sous Louis XV. La
place forte y avait gagné des fenêtres plus larges rendant la
demeure claire et accueillante, un bel escalier pour y accéder, un
toit à la Mansart et un premier étage comportant un cabinet de
toilette pour chaque chambre, luxe insolite pour l’époque. De son
passé de forteresse, elle avait gardé la fière poterne d’entrée,
autrefois pont-levis, le dessin des douves à présent converties en
prairies, deux tours isolées jadis reliées aux remparts et
maintenant transformées en chapelle et pigeonnier. Surtout, le
château jouissait toujours, du haut de son éperon rocheux, d’une
vue incomparable sur l’Allier et ses capricieux débords capables
de noyer sous l’eau une bonne partie des plantations de peupliers
de la vallée. A Treilly pourtant, on restait toujours à l’abri
des crues du fleuve, que l’on observait de haut, avec une certaine
admiration pour ses furies et ses folies.
Aussi
loin qu’il s’en souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly,
d’abord avec sa mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur
aînée, Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se
faire religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort
du grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois
femmes étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles
de la famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr
embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur
mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus
lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice
comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates
avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait,
c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers
champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la
terrible « dérogeance ». La République avait sans doute
remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition
était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée
non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à
ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de
l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie
sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par
l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler
d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme
dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux
différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.
Quand
Franck songeait à sa grand-mère, il la revoyait, grande, droite et
menue, toujours vêtue de noir en souvenir de son deuil – une
couleur qu’elle n’avait plus quitté depuis ses trente ans et
l’annonce de la mort « au champ d’honneur » de son
mari. Franck avait ensuite découvert que ledit champ d’honneur
n’était qu’une stupide colline coiffée par une batterie
allemande, quelque part dans les Ardennes, qu’un colonel borné
avait commandé à son jeune lieutenant de prendre d’assaut avec
ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre idiot et inutile, son
grand-père avait écrit sa dernière lettre à sa femme pour lui
dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants. Il savait n’avoir
aucune chance de revenir vivant de sa mission, mais il était désolé
d’entraîner aussi ses hommes dans la mort. Une mort qui n’avait
bien entendu servi à rien… C’était ce genre d’acte que l’on
appelait alors « mourir au champ d’honneur », sans même
maudire le chef incapable ayant osé un tel ordre.
Sa
tante Yoyo avait été fort belle dans sa jeunesse, grande et mince
beauté brune et piquante. Elle avait connu à vingt ans une période
de liberté et d’héroïsme qui avait duré trois ans, lorsqu’elle
s’était engagée comme infirmière de guerre et combattant
volontaire et avait été envoyé servir au Maroc. Les batailles ne
faisaient pas vraiment rage dans ce pays, mais c’était une bonne
base pour préparer une future avance des forces libres par le Sud.
Yolande y avait connu une vie de garnison qui l’avait enivrée et
renforcée dans ses amours militaires. Elle s’était sentie utile
en plein bled, s’affairant autour de Casa pour vacciner les
populations, soigner les enfants, accoucher les mamans. Jamais, elle
n’avait été aussi heureuse. Franck se demandait encore quelles
aventures elle y avait connues, car il ne faisait pour lui aucun
doute qu’elle y avait été fort courtisée et plus d’une fois
demandée en mariage, mais avait-elle cédé pour autant à l’un
des brillants officiers qu’elle admirait tant ? Il se posait
encore la question et n’avait jamais osé l’interroger sur ce
point. Peut-être avait-il eu tort ?
L’armistice
signé, Yolande avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa
mère et sa sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus
séjourner à Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à
l’évidence souhaité se marier et fonder une famille, aimer un
homme, mais sa mère avait toujours veillé à écarter les
prétendants, ne les jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la
convaincre de les refuser. Celui-ci était beau, mais de famille
obscure. Il « n’était pas né », comme disait alors la
vieille comtesse de Pompagnac. Si la famille d’un autre était
parfaite, c’était alors le physique ou la fortune qui ne donnait
pas satisfaction. Un autre semblait doué de toutes les qualités,
mais la vieille comtesse avait découvert avec horreur qu’il était
athée et peut-être même communiste ou du moins un sympathisant des
idées de gauche. De mariage, on n’avait plus parlé.
Et
Yolande s’était doucement fanée aux côtés d’une mère
tyrannique et d’une sœur si confite en dévotions que l’on avait
l’impression que rien de matériel ne pouvait vraiment l’atteindre.
De son passé d’infirmière, elle avait gardé l’habitude
d’assister les malades du petit village de Treilly, de faire les
piqûres et de remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait
approuvé cette œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne
se fît pas payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au
village, mais n’avait guère arrangé les finances familiales,
toujours au plus bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne
rapportaient jamais ce qui avait été prévu, les bûcherons ayant
appris à gruger ces trois femmes seules. Les fermages rentraient
avec un retard considérable, quand ils rentraient, et c’était la
même chose pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant
et toujours fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles
passé bien des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit
de la vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était
pas « déroger »…
Franck
avait toujours vues occupées les mains de sa grand-mère et de ses
deux tantes. La vieille comtesse était morte centenaire d’une
bronchite, toujours aussi autoritaire et exigeante envers ses filles.
Marie-Anne avait eu une attaque dont elle ne s’était jamais remise
et Yolande avait tout naturellement soigné sa sœur comme elle
l’avait fait pour sa mère et ceux du village avant elles. Puis
Marie-Anne s’était doucement éteinte dans son sommeil, comme une
petite lampe qui vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort
que dans sa vie.
Depuis
dix-huit ans, Yolande vivait donc seule dans son immense château
d’un autre temps. Comme elle faisait elle-même valoir les bois,
plus ou moins bien, et louait les prairies domaniales, elle avait
obtenu le statut d’exploitante agricole et jouissait donc d’une
mince retraite, bien insuffisante pour la faire vivre, même
frugalement, et surtout pour entretenir une si vaste demeure. Ses
neveux et nièces y venaient rarement, affectant de bouder Treilly
quand ils avaient appris que Franck seul en hériterait, disposition
prise jadis par sa grand-mère. Elle ne s’était bien sûr
nullement souciée des droits fiscaux qu’il aurait alors à
acquitter, une succession de tante à neveu étant soumise à des
impôts maxima. Ce genre de considérations n’avait jamais vraiment
préoccupé la vieille comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV,
qu’elle préférait de beaucoup à son successeur trop conciliant.
Et Yolande, qui ne s’était pas non plus posé trop de questions,
ayant jugé une fois pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à
son neveu en le couchant sur son testament, trouvait tout à fait
normal qu’il se chargeât désormais de la gestion et de
l’intendance du domaine et qu’il rajoutât une somme rondelette
chaque mois pour l’entretien courant de la bâtisse, sans parler
des travaux indispensables après chaque catastrophe :
écroulement de la belle balustre de pierre de la terrasse
surplombant l’Allier et menace de voir le terrain glisser dans le
vide, raccords des ardoises des toits et des vitres brisées à
chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit fenêtres… Il
avait de même fait installer le chauffage central au
rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir
jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour
continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors
ni vraiment se chauffer ni bien se laver.
Tant
que Yolande avait été valide, elle passait l’aspirateur et aérait
chaque semaine l’immense galerie aux ancêtres du premier étage,
les dix chambres et leurs cabinets, travail inutile puisque personne
n’y venait jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa
tante en forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à
l’âge de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa
vétuste 4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses
tournées médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le
nouveau médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des
diplômes si vétustes et des mains plutôt tremblantes…
Puis
elle avait été surprise par les gendarmes – des nouveaux aussi,
qu’elle ne connaissait guère, les anciens ne l’auraient jamais
ennuyée pour si peu – en flagrant délit d’excès de vitesse. On
lui avait retiré son permis et elle n’avait pas réussi à le
repasser. Les questions du code surtout lui avaient paru aussi
barbares que loufoques. Franck avait alors obtenu de la mairie, même
si le maire, socialiste, n’appréciait guère cette vieille fille
comtesse et propriétaire d’un château démesuré, une aide à
domicile. La jeune fille était brouillonne et assez inculte, mais
elle avait un charmant sourire et entourait de tendresse la vieille
demoiselle. Désormais, c’était cette Karine qui se chargeait des
courses et d’un semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande,
torturée par les rhumatismes, avait renoncé à monter au premier
étage, dont on avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait
préféré s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée.
C’était Karine qui l’appelait…
Peu
à peu, même le rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures
fantomatiques. On n’enlevait plus jamais les housses blanches, de
vieux draps reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du
grand salon. Bibelots, potiches et candélabres avaient également
été recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects
hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une
fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes
de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables
travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient
devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler,
effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de
s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand
salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre
changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était
bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais
songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde
savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule
dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne
fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux
bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors
d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à
forcer.
Par
chance, Treilly ne se trouvait pas sur les itinéraires touristiques
de la région. Nul antiquaire en mal de larcins ne s’y était
jamais intéressé. Personne ne savait que des trésors d’art
gisaient sous les draps parsemés de crottes de souris et de toiles
d’araignées : bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et
d’écailles de tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères
signées Jacob aux pieds branlants maintes fois recollés, mais
Franck tremblait à chacune de ses visites et craignait de ne
découvrir les traces d’un cambriolage. En ce cas, sa tante
n’aurait plus été en sécurité à Treilly… Que faire alors ?
La placer dans l’un de ces mouroirs de province où les vieux
indésirables ou impossibles à soigner chez eux n’en finissent pas
d’espérer la mort ? Franck n’aurait jamais pu s’y
résoudre.
Sa
tante avait consacré sa vie à tenter de lui garder Treilly. C’était
sans doute un rêve fou et déraisonnable, car elle était à présent
bien incapable d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille
demeure, mais elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait
pu. Elle s’en était faite la servante et la sentinelle,
au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie
personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été
supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire
immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que
Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante
en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était
demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant
toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort
propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.
Pour
Franck, la seule solution afin de garder Treilly aurait été de s’y
installer et d’y consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en
faire la nouvelle sentinelle.
Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de
ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient
retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous
deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la
belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout
de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer
la puissance des Bourbons.
Sa
première femme avait déjà refusé d’y vivre avec leur jeune
fils, comme il le lui avait autrefois proposé, ajoutant avec
maladresse qu’il resterait à Paris et ne viendrait que pour les
week-ends, s’il n’était pas en déplacement. Elle avait été
affligée par la démesure de la belle et vétuste demeure et peu
désireuse de s’offrir ainsi trois duègnes du même coup – les
trois femmes vivaient encore. Elle aimait peindre, avait fait l’Ecole
du Louvres et se croyait quelque talent. Un enterrement à Treilly
n’aurait guère servi ce qu’elle considérait alors comme une
« carrière ». Puis ils avaient divorcé pour d’obscurs
motifs d’infidélité que Franck n’avait guère compris, tant il
lui semblait naturel qu’un homme s’offrît quelques maîtresses.
Il avait été élevé ainsi, surtout durant les périodes qu’il
avait passées à Treilly. Les trois vraies femmes de sa vie, sa
grand-mère et ses deux tantes, trouvaient tout naturel le joyeux
libertinage des temps jadis. Le Bien-aimé, le plus bel homme du
royaume, n’avait-il pas collectionné les maîtresses sans beaucoup
de discrétion ? Bien sûr, il n’aurait guère été
souhaitable que la propriété pût avoir elle aussi son « Parc
aux cerfs », tout aristocrate ne pouvant imiter son roi…
Sa
seconde femme, plus docile que la première, moins artiste par
bonheur et bien meilleure maîtresse de maison, restait fort mal vue
dans une famille si catholique pour laquelle le divorce n’existait
pas. Elle n’était donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait
plus de vingt ans qu’il s’était remarié. De plus, elle avait
l’immense tort de « n’être pas née ». Dans ces
conditions, il semblait fort difficile à Franck de lui demander un
tel sacrifice : s’installer à Treilly et renoncer du même
coup à toute vie personnelle. Sauver un pareil château demandait
bien sûr les plus grands renoncements. Il aurait fallu se
restreindre sur tout. Cesser de voyager ou de louer une villa chaque
été en Normandie, dire adieu à ces petites soirées passées aux
meilleures tables de France qu’il affectionnait tant, arrêter de
recevoir leurs amis en leur faisant découvrir de merveilleuses
vieilles bouteilles hors de prix… Renoncer aussi à s’offrir à
l’occasion de coûteux cachemires et écharpes assorties, belles
vestes de tweed le faisant assez ressembler à un parfait gentleman
farmer…
Le
silence téléphonique s’éternisait et Franck de Pompagnac
reprit :
– Qu’a
donc eu ma tante ? Je l’ai encore vue il y a huit jours et
elle était en parfaite santé.
– Vous
savez que je passe deux fois par jour au château, le matin pour
l’aider à se lever et à faire sa toilette, lui porter ses deux
repas, et le soir pour la coucher et voir si tout va bien. En cas de
problème, elle peut toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée
par terre dans sa chambre, évanouie et le crâne en sang…
– Est-elle
encore en vie ?
Franck,
épouvanté, s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille
tante occupait dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly…
Elle disparue, plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec
elle, ce serait toute son enfance heureuse qui disparaîtrait.
Yolande avait tout naturellement succédé à sa mère à la tête de
l’intendance de Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort
effacé, trouvant naturel de continuer à veiller sur le passé et de
lui consacrer son existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé
ce qu’il adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais
comme il ne trouvait pas de solution, il repoussait cette question en
se disant que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand
âge. Sa femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le
principe de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir
normand qu’ils achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée
sur ce sujet, pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son
horizon s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort
sans doute prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie
comme une mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de
sa mère. Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui
disparaîtrait. Certes, la propriété était mal entretenue, les
allées plus jamais désherbées ou ratissées, les branches mortes
rarement enlevées par des bûcherons pressés et pas trop zélés.
C’était encore pire à l’intérieur…
Outre
le premier étage où nul ne s’aventurait plus, outre le grand
salon fermé et les meubles mis sous housses, les autres pièces du
rez-de-chaussée avaient peu à peu pris cet air délabré régnant
dans les demeures habitées par de très vieilles personnes sans
moyens financiers suffisants. Plus personne n’allait dans la belle
cuisine voûtée du sous-sol. On avait aussi fermé la grande salle à
manger pour ne garder ouverte que la petite, autrefois celle des
enfants. Le bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se
feutrait doucement de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne
était devenue un débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne
jetait jamais en fait de vêtements usagés qu’on donnerait
peut-être un jour « aux pauvres », vieilles lettres,
vieux journaux et prospectus divers – elle avait même répondu
avec une touchante constance, tant qu’elle l’avait encore pu, à
ce qu’elle nommait des « réclames », en informant la
société qu’elle la remerciait de sa proposition mais n’y
donnerait pas suite pour le moment. Seuls le petit salon, une
buanderie sommairement reconvertie en cuisine, trois chambres, des
toilettes et une unique salle de bain vétustes servaient encore.
Parmi les trois chambres, l’une était celle de Yolande dans
laquelle se passait à présent toute sa vie, l’autre celle de
Franck, mais la plus belle, la plus propre, toujours aérée et
fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait occupée sa
grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une chambre,
mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos familiales et
surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du lit au
baldaquin « à la polonaise » étaient régulièrement
changés, son peignoir bien disposé sur une chaise, ses vêtements
se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son nécessaire de
toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis accessoires en
ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une élégante
commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus beaux
meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués depuis
toujours.
– Elle
est encore en vie, monsieur le comte, répondit l’infirmière dans
un murmure.
Franck
respira plus librement, tout à coup libéré d’un poids
insoutenable. Pourtant, le ton hésitant de la voix l’alerta et il
demanda, plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu :
– Tout
va bien, alors ?
– On
ne peut pas vraiment dire ça.
– Expliquez-vous,
Karine ! Où est-elle ?
– J’ai
aussitôt appelé son médecin et il l’a fait conduire en ambulance
à l’hôpital de Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très
bonnes. Elle est dans le coma.
– On
sort d’un coma.
– Dans
son cas, je crains que non. J’espérais que le médecin vous aurait
prévenu. Sans doute le fera-t-il demain…
– Je
vous remercie, Karine, je vais essayer de joindre l’hôpital.
– J’aurais
peut-être dû vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre
que demain.
– Non,
non, vous avez bien fait et je vous remercie. De toute façon, je
serai demain à Treilly et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes
bien occupée d’elle et qu’elle vous appréciait.
– Moi
aussi, je l’aimais beaucoup. C’était une grande dame.
La
voix de l’infirmière chevrotait et Franck devina qu’elle
pleurait, ce qui l’émut, mais elle avait parlé à l’imparfait,
ce qui lui sembla de bien mauvais augure. Il y avait trois ans déjà
que cette Karine soignait sa tante et il savait qu’elle s’y était
attachée. Il fallait avouer que sa tante Yolande n’était pas bien
exigeante et avait le don de toujours s’émerveiller, comme une
enfant, de la gentillesse qu’on lui témoignait. Une autre en
aurait peut-être profité pour se faire offrir quelques bibelots ou
même en dérober, mais Karine n’était pas ainsi. Au début,
Franck avait attentivement surveillé que rien ne manquait, tâche
presque impossible dans une demeure aussi vaste, où l’on n’avait
jamais rien jeté au fil des ans, puis il lui avait fait confiance.
Et à présent, elle aussi avait de la peine…
– A
demain, Karine, si vous pouviez passer en début d’après-midi.
– Entendu,
monsieur le comte.
Elle
raccrocha et Franck demeura quelques instants, l’appareil à la
main, hésitant sur ce qu’il convenait de faire à cette heure –
il était près de minuit et sa femme se trouvait avec des amies dans
la villa qu’ils louaient à Deauville. Il composa le numéro de
l’hôpital sans grande conviction. Il était trop tard pour espérer
avoir un médecin en ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante
était encore en vie…
La
ligne sonna longtemps avant qu’une voix féminine ne se décidât à
répondre.
– Pardonnez-moi
d’appeler si tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de
ma tante, Melle Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée
dans la soirée.
– Elle
est dans le service de réanimation, je vous passe la ligne.
Franck
remercia et attendit un long moment, écoutant la sonnerie résonner
dans le vide. Enfin, on lui répondit. Il répéta sa demande. Une
voix ensommeillée finit par dire :
– Il
n’y a pas de médecin à cette heure et je ne suis pas habilitée à
vous donner ce genre d’informations, rappelez demain matin.
– Je
voudrais au moins savoir si elle est encore en vie.
– Elle
l’est, mais n’est pas consciente.
– Je
serai là demain.
– Il
vaudrait mieux arriver le plus tôt possible, si vous désirez la
voir encore…
L’infirmière
hésitait sur les mots à employer et Franck cria presque :
– Vous
insinuez qu’elle risque de ne plus être en vie ?
– C’est
une personne très âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne
se réveille pas d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie
n’a aucun sens.
– Vous
voulez plutôt dire que vous avez besoin de son lit.
– Non,
monsieur, on ne sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en
sortir. Bonsoir monsieur.
Elle
raccrocha. Franck, affolé, ne savait à quoi se résoudre. Il
pouvait se mettre au lit, avaler un somnifère et partir aux aurores,
mais il restait hanté par la peur de n’arriver trop tard. Il
n’avait pas vu sa mère lors de ses derniers instants et s’était
promis d’être là pour sa tante. La nuit, on roulait bien, mais il
y voyait mal et n’aimait guère conduire dans l’obscurité.
Pourtant il préféra s’y résoudre, jeta quelques vêtements et sa
trousse de toilette dans un sac, se prépara une thermos de café et
prit l’ascenseur jusqu’à son parking. Son Audi était rapide et
confortable. Il n’y aurait personne sur l’autoroute et il serait
en trois heures à Moulins. Après, il n’avait que trente minutes
d’une route moins confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait.
Il hésita à prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle
connaissait à peine sa tante, qui ne s’était jamais montrée
accueillante à son égard et cette histoire n’était pas la
sienne.
Il
roula beaucoup trop vite, affolé à l’idée d’arriver trop tard
et de répéter la même fatalité que lors du décès de sa mère.
Il n’avait pas assisté à ses derniers instants après une rupture
d’anévrisme et elle se trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il
était arrivé, car la nouvelle l’avait touché à New York. Le
cercueil était même scellé et il n’avait pas été question de
l’ouvrir. Son père l’avait assuré que c’était préférable.
Un peu lâchement, il s’en était senti soulagé. Cette fois, il
aurait plus de courage, il se le promettait. Il dormirait quelques
heures à Treilly et serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait
être là si une irrévocable décision devait être prise.
C’était
une nuit d’hiver par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout
clouté d’étoiles et une lune presque pleine, jetant un halo
d’argent sur une campagne trop dépouillée à son goût. Il avait
mis le pilote automatique pour éviter d’être surpris par un
radar. De temps à autre, il portait à ses lèvres le goulot de la
thermos et le café était resté presque chaud, en tout cas
revigorant. A cette heure, ce n’était pas nécessaire de faire un
détour pour éviter l’agglomération de Moulins et ses habituels
feux rouges. La ville lui sembla très morne, toute engourdie par
l’hiver. Il franchit l’Allier, très haute après les fortes
pluies des derniers jours. C’était ce qu’il aimait en ce fleuve,
son indiscipline et son non conformisme. On ne savait jamais où
s’engouffrerait son eau, quels bancs de sable il envahirait et
quels autres il choisirait de laisser à découvert. Pour l’heure,
les premières rangées d’une plantation de peupliers, de l’eau
jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait dans les tourbillons jaunâtres.
Puis ce fut la sinueuse allée de Treilly et ses nids de poules, sa
haute et belle poterne, l’étalement blanc et serein du château.
Cette longue et harmonieuse façade si claire qu’elle parvenait à
trouer la nuit lui serra le cœur. Treilly avait perdu sa vieille
maîtresse, son ultime sentinelle. Qui veillerait sur lui à
présent ? Le château lui parut bien mélancolique et
solitaire, si vaste, si désespérément vaste…
Franck
laissa sa voiture devant le perron, sortit son sac, actionna la
fermeture automatique par habitude et prit à la main un trousseau de
clefs plus volumineux et moins moderne que celui de son Audi. Il
gravit les quelques marches du perron, inséra dans la serrure la
plus grande clef, poussa fort et ouvrit avec la même éternelle
difficulté la lourde porte cloutée du château. Sa main savait
exactement où trouver le vétuste interrupteur et le lustre
hollandais aux cuivres ternis s’éclaira de petites lueurs bien
insuffisantes à repousser toutes les noirceurs du grand hall dont le
parquet aurait eu grand besoin d’être ciré – une constatation
qu’il faisait à chaque fois, de même qu’il se sentait attendri
par le faible voltage des ampoules électriques dont sa tante avait
équipé chaque lampe de la demeure, espérant ainsi réaliser de
substantielles économies.
Il
entra tout d’abord dans sa chambre qu’il trouva exactement telle
qu’il l’avait laissée la dernière fois, une semaine plus tôt.
Il y avait rassemblé le mobilier qu’il aimait : un ravissant
cabinet italien en nacre et ébène qui aurait eu bien besoin d’être
restauré, deux fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à
crémaillères, une armoire, un coffre et une table de même époque.
Si les pilastres en chêne torsadé du haut lit en baldaquin
semblaient faits pour défier les siècles, il n’en était pas de
même de la tapisserie du baldaquin, une verdure laissant en maints
endroits voir sa trame. Il y avait même des bûches dans le panier
posé près de la massive cheminé de pierre blanche. La pièce était
glaciale. Un vent coulis désagréable passait par les joints de la
fenêtre, qui fermait mal. Il se hâta d’en tirer les rideaux et
d’ouvrir en grand les deux radiateurs de la pièce, qui mettraient
au moins trois bonnes heures à réchauffer cet espace glacé. Puis
il s’agenouilla devant la cheminée, disposa vieux journaux, petits
bois et bûches avec la dextérité d’une longue habitude, alluma
la flambée qui prit tout de suite et disposa avec soin le pare-feu.
Il
hésita à se plonger dans un bain, mais il y renonça. Avant de se
glisser sous la superposition de couverture coiffée par une couette
bien ronde, il ne put s’empêcher de faire sa ronde habituelle
après avoir allumé la lampe de poche qui ne quittait jamais sa
table de chevet, précaution indispensable étant donné l’âge
canonique de l’installation électrique de Treillis. Il aimait le
château ainsi assoupi, tout à coup happé par un cône de lumière
qui n’en révélait que des détails en en masquant l’état
général, guère brillant. L’enfilade des salons et salles à
manger donnaient tous sur le hall central, mais on pouvait aussi
passer d’une pièce à l’autre en décrivant un vaste arc de
cercle, forme de l’arrière du château, la partie donnant en
terrasse sur l’Allier. Les pièces avaient un aspect paisible, les
meubles ainsi transformés en fantômes blancs. Son pauvre château,
qu’allait-il devenir à présent qu’il avait perdu sa dernière
sentinelle ?
Bien
sûr, sa femme n’aurait qu’une hâte : le mettre en vente
pour acheter enfin le manoir normand dont elle rêvait depuis des
années et qui serait tellement plus confortable et plus facile
d’accès que son malheureux Treilly. Elle consentait à conserver
quelques meubles, les moins encombrants, quelques tableaux, les plus
petits, mais tout le reste serait également vendu. Ce lui serait un
crève-cœur. Et puis, en cette période de crise, qui pourrait
acquérir une pareille demeure, si vaste, si belle et si vétuste ?
Si le Conseil Général se décidait à faire un effort et à
racheter Treilly, qu’en ferait-il ? Un musée poussiéreux que
nul ne visiterait jamais ? Une maison de retraite où de pauvres
gens y mourraient d’ennui avant de mourir tout court ? Une
colonie de vacances pour des galopins peu soigneux qui auraient vite
fait de massacrer ce qui subsistait encore ? Il y avait peu de
chances pour qu’un émir arabe allât s’installer ou envoyât ses
femmes en vacances dans cette campagne perdue du centre du pays et
dépourvue de grands attraits touristiques. Y aménager un
relais-château aurait bien sûr été la meilleure des solutions,
mais Treilly restait désespérément à l’écart des routes
touristiques.
Si
sa tante devait rester à l’hôpital, le plus urgent serait de
trouver des gardiens acceptant d’y habiter, des personnes de
confiance qui n’iraient pas déménager en douce meubles, toiles,
tapisseries, cristaux et porcelaines, mais où trouver de telles
perles et avec quel argent les payer ? Il était loin, le temps
où l’on pouvait encore loger des gens en échange de tels
services. A présent, il fallait aussi un salaire et sans doute des
travaux de rénovations importants pour moderniser l’espace qu’ils
occuperaient. Franck ne voyait pas de solutions à ses problèmes. Il
fallait absolument que sa tante pût guérir et que Treilly retrouvât
sa fidèle sentinelle. D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il
souhaitait avec un désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé
de la meilleure part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.
Quand
il rentra dans sa chambre, la température ne s’était guère
améliorée. Il faisait presque toujours aussi froid. Il se
déshabilla aussi vite qu’il le put, enfila un t-shirt et s’enfouit
sous l’amas de couvertures. Les draps lui semblèrent glacés. Trop
de pensées sombres l’occupaient et il préféra prendre à titre
préventif un cachet de Stilnox pour jouir de quelques heures de
sommeil avant d’affronter l’hôpital et l’insupportable vision
de sa tante inconsciente, elle qui était toujours restée si gaie et
si bavarde, même si elle ne pouvait plus guère se déplacer. Il
s’était souvent demandé la raison de cette joie immuable, alors
qu’elle n’avait sans doute pas connu l’amour, pas pu fonder la
famille à laquelle elle aspirait, alors qu’elle était demeurée,
année après année, la dévouée gardienne de Treilly, auquel elle
avait sacrifié toute vie personnelle, toute ambition, tout plaisir,
toute distraction. Seuls les vieux fermiers du coin venaient encore
la voir. Même le nouveau curé hésitait à trop se montrer au
château, se contentant de lui porter la communion une fois par mois.
Depuis
la mort de sa mère, puis de sa sœur, Treilly avait été l’unique
compagnon, confident et protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y
venait guère qu’une semaine par mois. Les derniers temps, elle
n’écoutait même plus la radio ou la télévision, se contentant
de se faire conduire le matin jusqu’à son large fauteuil à
oreillettes, placé contre la fenêtre d’où elle voyait toute
l’étendue de la terrasse surplombant fièrement la vallée et le
cours si capricieux de l’Allier. Elle ne le quittait que pour
prendre ses repas ou se rendre, péniblement, en clopinant sur ses
cannes, jusqu’aux toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit,
gardant l’impression que l’élégante et vaste demeure
continuerait jusqu’au bout à veiller sur elle. D’ailleurs,
Franck ne savait plus très bien qui veillait qui, une étrange
osmose s’étant opérée entre sa vieille tante et son très vieux
château. Sa tante Yolande était entrée en religion de Treilly…
Il
se releva soudain, pensant qu’il n’était pas entré dans la
chambre de sa tante. Il répugnait à le faire en son absence, mais
peut-être la pièce lui apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y
pénétra avec réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris
dont la vieille demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur
de renfermé. De vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à
couper le chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par
habitude, Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à
l’habituel chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop
faible voltage répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota
le fauteuil renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa
tante avait-elle cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait
perdu l’équilibre, un verre et une assiettes brisées sur le
tapis, puis il vit de longues traînées de sang allant du fauteuil
presque jusqu’au lit. Elle avait dû tenter de s’y traîner en un
dernier réflexe. Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait
plus que de soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre
tant de sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait
pas contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans
le salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et
surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de
laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de
table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa
chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le
temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…
Il
faisait un temps superbe, le lendemain matin, et quelques oiseaux peu
frileux chantaient sur les branches dénudées des grands tilleuls
bicentenaires. Le gel avait mis une mince couche blanche sur l’herbe
et les arbres et tout ce givre étincelait au soleil. Il était déjà
neuf heures du matin. Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait
voulu. Franck fila sous la douche, à peu près chaude, remit les
vêtements de la veille pour gagner du temps, se fit chauffer un
nescafé au four à micro-ondes – une innovation qui avait enchanté
sa tante –, puis il s’engouffra dans sa voiture et fila en
direction de Moulins, de ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de
son air un peu assoupi de préfecture de province – les
munificences des ducs de Bourbon étaient bien oubliées…
A
la réception de l’hôpital, il se fit indiquer l’étage et le
numéro de la chambre où se trouvait sa tante, dans le service de
réanimation. Quand il émergea de l’ascenseur, une infirmière lui
montra la bonne direction, tout en lui demandant :
– Vous
êtes de la famille ?
– Je
suis son neveu.
– Je
suis désolée, vous arrivez trop tard, elle est décédée d’une
commotion cérébrale.
– Quand
est-ce arrivé ?
– A
trois heures du matin, cette nuit, mais de toute façon, son cerveau
n’était plus irrigué. Elle était déjà en état de mort
clinique quand on l’a amenée ici.
– Puis-je
la voir et je voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a
soignée ?
– Bien
sûr, suivez-moi. Je préviens le docteur Claudin.
Elle
le fit entrer dans une petite pièce curieusement démunie de tout
appareil médical. Il examina les lieux avec suspicion.
– Je
suppose que ce n’est pas ici qu’on l’avait installée ?
– En
effet. On l’a débranchée quand la mort a été constatée et on
l’a mise ici, nous savions qu’un membre de sa famille venait la
voir, son infirmière nous avait prévenus.
– Je
vous remercie.
Sa
tante reposait paisiblement dans un lit non médicalisé, un drap
jaune tiré jusqu’à ses épaules. On lui avait même remis son
appareil dentaire. Sans doute Karine, son infirmière, était-elle
venue la voir de bonne heure ce matin. Un soupçon de rouge à lèvres
rehaussait sa bouche, un peu de poudre unifiait son teint où se
devinaient à peine les taches brunes de la vieillesse, les taches de
cimetière… Ses cheveux blancs, lisses et bien coupés comme ils
l’étaient toujours, venaient d’être coiffés. La familière
senteur d’iris errait comme un fantôme aimé dans la pièce.
Karine avait décidément pensé à tout. Il ne manquait que la
broche en diamants représentant une tulipe qu’elle portait
toujours, mais Karine avait sans doute eu peur des voleurs. Sa tante
semblait paisible, sereine. La mort l’avait prise par surprise,
sans l’entamer. Elle était morte en paix, son devoir de sentinelle
accompli jusqu’à l’ultime instant. Il se pencha sur elle, déposa
un baiser sur le front froid et à peine ridé. Une rose, piquée
dans un gobelet en plastique, se dressait sur la table de nuit,
encore une délicate attention de Karine, qui n’ignorait pas
combien sa tante avait aimé les fleurs et surtout les roses. Les
rosiers de la terrasse avaient longtemps été l’objet de toute son
attention.
Il
avait pensé la trouver dans le coma, mais pas morte, pas déjà. Il
restait immobile devant elle, hébété, incapable de pleurer, mais
le cœur navré. Un léger coup frappé à la porte le fit sursauter.
Un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche, l’air
déjà fatigué, entra dans la pièce et lui serra la main.
– Toutes
mes condoléances, monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma
plutôt, sans souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte.
Celle que je nous souhaite à tous.
– Je
m’en veux tellement de n’avoir pas été là. J’habite Paris,
mais je venais passer chaque mois une semaine avec elle à Treilly.
– Le
château de Treilly ? Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle
vous revient ?
– En
effet, mais je ne sais qu’en faire. Notre vie est à Paris et en
Normandie et ma femme ne veut pas entendre parler d’une
installation ici, mais en vendant Treilly, j’aurais l’impression
de tromper ma tante, de lui être infidèle. Car elle lui a voué sa
vie, vous savez.
– On
peut s’éprendre follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un
amour plus absurde qu’un autre.
– Ma
tante a-t-elle reçu tous les soins nécessaires ? Je veux dire,
en dépit de son grand âge, a-t-on tout tenté pour elle ?
– Quand
elle est arrivée dans mon service, elle n’était plus consciente.
Je veux dire que même si on avait pu maintenir les fonctions
vitales, ça n’aurait servi à rien. Elle n’avait plus de
cerveau. C’était un légume, comme on appelle ça. Dans son cas,
la garder en vie n’aurait eu aucun sens, mais son cœur s’est
arrêté tout seul. On ne l’a pas débranchée, si c’est votre
crainte.
– Je
vous remercie de me donner ces explications, je me sens ainsi moins
coupable. Quand puis-je faire prendre le corps ?
– Il
y a quelques papiers à signer, mais les pompes funèbres peuvent
venir dans l’après-midi.
– Je
vous remercie.
Franck
eut un dernier regard pour sa tante, il serra la main du médecin et
quitta l’hôpital. Comme toujours, les magasins de la mort
s’étaient installés juste en face de l’entrée de l’hôpital.
Il y en avait deux et Franck choisit celui qui lui parut le moins
prétentieux et le plus sobre. Sa tante aurait détesté les
dentelles synthétiques violettes et les fleurs artificielles aux
teintes heurtées de celui qu’il avait écarté. Il entra et un
vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter le costume noir trois
pièces et le sourire cauteleux de circonstance vint s’enquérir
sans phrases trop fleuries de ses besoins.
Après
quelques hésitations, Franck choisit un modèle en chêne car sa
tante avait toujours aimé ces arbres, très simple, sans bronze
excessif. Il ne voulut qu’une garniture blanche à l’intérieur.
Il déposerait ensuite sur le corps de sa tante le magnifique voile
de dentelles de Malines offert par la reine Marie-Antoinette à l’une
de leurs aïeules. Sa grand-mère, puis ses sœurs s’étaient
mariées en portant ce voile. Sa tante aurait dû le porter elle
aussi si sa mère ne l’avait sacrifiée à son égoïsme
autoritaire, écartant l’un après l’autre tous les prétendants
de Yolande. Elle méritait d’être ensevelie dans ce voile, même
s’il devinait que ce ne serait pas du goût de ses trois sœurs. Il
y avait des années qu’elles n’étaient venues à Treilly et il
n’avait pas l’intention de les consulter en rien, même s’il
exigerait leur présence. Il y avait des meubles à se partager et ce
motif suffirait à leur venue…
Le
reste de la journée fut consacré à prévenir son fils, toujours à
Canton mais qui promit son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille
plus lointaine, le curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger
une annonce, la plus brève possible étant donné les coûts
prohibitifs, pour le Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il
trouvait l’usage ridicule et démodé pour le premier journal, mais
il savait que sa tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de
se faire lire la rubrique nécrologique par Karine, secrètement
enchantée lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un
plus vieux, d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient
rares, tous ceux de sa génération ayant depuis longtemps disparu.
Enfin, il restait par bonheur « des noms qu’on connaît »,
sans doute les enfants ou les neveux des disparus…
Il
téléphona à la femme de ménage qui venait une fois par semaine
donner de ci de là un coup d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd
elle fut là, il la chargea de faire en grand le ménage dans la
chapelle où se trouvait encore exposé le saint sacrement, comme
l’attestait la petite ampoule rouge toujours allumée, ainsi que
dans le hall et la grande salle à manger où il recevrait les gens
du village et les quelques voisins que sa tante connaissait encore,
mais bien des propriétés avaient changé de main et avaient été
rachetées pas des fortunes douteuses ou étrangères, ce qui était
bien la même chose, bref « des gens qu’on ne connaissait
pas », qu’on ne convierait évidemment pas. Puis arriva
Karine, qui s’offrit spontanément à donner aussi un coup de main.
Ses yeux rouges indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup
pleuré. Outre une enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré
ses protestations la belle tulipe en diamants convoitée par ses
sœurs et tint à l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au
moins le mérite de régler le problème du partage des bijoux, car
il n’y en avait pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons
de manchettes en or et la chevalière de son grand-père et ses sœurs
s’étant déjà partagé les quelques bijoux de leur grand-mère –
il n’était en effet pas question que sa nouvelle épouse, qui
« n’était pas née », pût en bénéficier. Madeleine
avait serré les dents sans rien dire…
Franck
avait décidé que le cercueil serait exposé dans leur chapelle
jusqu’à la messe mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus
tard, il venait de s’arranger téléphoniquement avec le curé.
Chaque habitant de Treilly pourrait venir se recueillir quand il le
voudrait devant le cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée
dans l’une des anciennes tours de l’antique forteresse – la
seconde avait servi de pigeonnier. Après l’enterrement et la
descente en terre dans leur petit cimetière privé jouxtant celui de
la commune, mais auquel on accédait par une porte spéciale – ceux
du château ne mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village
–, Franck offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du
mousseux à tous dans la grande salle à manger. Un solide
dépoussiérage s’imposait donc…
Karine
promit de coller sur les portes de la mairie et de l’église une
simple annonce que Franck avait rédigée et imprimée sur la petite
imprimante installée avec l’ordinateur dans la bibliothèque,
avisant le village du décès de sa tante, de la date de ses
funérailles et invitant ceux qui le souhaitaient à venir dès ce
soir se recueillir devant son cercueil. En fin de journée, tout
était presque réglé lorsque la voiture des pompes funèbres arriva
avec le cercueil. Les deux femmes avaient ensemble décoré la
chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck avait en plus commandé
dix pots d’azalées blanches en se disant qu’il n’avait jamais
songé, hélas, à en offrir à sa tante lorsqu’elle était encore
vivante. Elles avaient sorti le meilleur dessus d’autel à la belle
dentelle un peu jaunie et épousseté les prie-Dieu couverts de
velours rouges. Il n’y avait plus une toile d’araignée. Les
chandeliers d’argent brillaient, des cierges tout neufs y avaient
été placés. De multiples verres rouges garnis de petites bougies
rondes faciles à remplacer étaient posés partout dans la chapelle
et leurs lueurs toutes gaies l’emplissaient d’une lumière très
douce. Les décorations de sa tante, croix du Mérite, croix du
Combattant Volontaire et Légion d’Honneur, reposaient sur un petit
coussin, également de velours rouge. La chapelle avait bon air, tout
était parfait et Franck se dit que sa tante Yolande aurait été
satisfaite.
Son
fils Rodolphe, même s’il travaillait à Canton, arriverait le
lendemain en même temps que sa femme et ses soeurs, mais il avait
voulu se charger seul de la dernière apparence de la morte. Le
cercueil n’était pas encore refermé. Karine avait revêtu la
vieille demoiselle de sa meilleure robe, en velours bleu roi, qui
avait déjà quelques années mais paraissait presque neuve, elle
avait été si peu portée. Puis ils avaient ensemble drapé sur elle
le beau voile de dentelles de Malines qui auréolait sa tête comme
celle de la Vierge de la Macarena, à Séville, mais les visages
n’avaient pas le même âge… A sa façon, Yolande restait belle
dans la mort et tous pourraient la voir ainsi, maigre et fripée,
certes, mais ses beaux traits encore parfaitement ciselés. Il aurait
été insupportable à Franck que sa femme, si étrangère à tout ce
qui concernait Treilly, ou ses sœurs, qui n’y étaient pas venues
depuis des années, mais restaient toujours aussi péremptoires sur
tous les sujets, pussent décider à sa place de ce qu’il convenait
ou non de faire pour la morte dont elles s’étaient si peu
souciées, vivante. Quant à son fils, il se préoccupait surtout
d’efficacité américaine et n’avait pas encore contracté le
virus de Treilly. Il était trop tôt… Lui-même ne l’avait
ressenti que fort tardivement.
Il
avait rendez-vous le lendemain matin avec le curé pour régler la
cérémonie mortuaire, choisir les chants et les prières, mais il
savait déjà qu’il voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de
Mozart et l’Ave Maria de Charles Gounod interprété par la soprano
Victoria Taranova. Il ne voulait rien d’autre et surtout pas ces
chants grelottants et frileux massacrés par de vieilles femmes
essoufflées dans les petites églises de campagne, accompagnés du
martèlement épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la
décharge. Il avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois
enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon
état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme
ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu
visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait
décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour
l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais
il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours
s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si
parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie
fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de
Treilly.
Il
n’avait pas eu le temps de déjeuner et s’aperçut qu’il avait
faim. Karine, toujours prévenante, lui avait laissé deux sandwiches
et un carafon du meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au
fort parfum de violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même
vin, ainsi que des amandes et des pistaches jetées dans des coupes,
avaient été disposés dans la grande salle à manger. Franck
pensait que ces préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais
il se trompait. Déjà, la première voiture se présentait dans la
grande allée veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup
d’autres. Tout le Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà
revêtu ses beaux habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un
mariage ou d’un enterrement : costumes noirs et cravates pour
les hommes, tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup
portaient des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se
demandait comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les
employés des Pompes Funèbres étaient décidément capables
d’opérer des prodiges de célérité.
Il
descendit les marches du perron et marcha à leur rencontre pour leur
ouvrir les portes de la chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur
précautionneuse, se signèrent devant la petite ampoule rouge, même
le maire qui était communiste, mais ne manquait pas un office. Ils
firent le tour du cercueil, se recueillant un instant devant le beau
visage parcheminé, puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils
étaient venus tous ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les
Anciens Combattants déposèrent sur le cercueil une gerbe de
glaïeuls rouges, sans pouvoir deviner que Yolande avait toujours
détesté cette fleur qu’elle trouvait « trop empesée ».
C’étaient ses termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban
portant ces mots : « A notre vaillante comtesse ».
On admira beaucoup les magnifiques dentelles de Malines jadis
offertes par la reine Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles
allaient très bien à « Mademoiselle la comtesse » et
lui faisaient comme une parure de mariée.
L’ombre
du soir tombait peu à peu sur Treilly. Seules les pierres si
blanches de la façade parvenaient encore à en repousser les
noirceurs. Franck alluma les lanternes extérieures, qui les
caressèrent de blondeur. Un peu intimidés et protestant « qu’il
ne fallait pas », mais secrètement ravis d’être reçus au
château, les habitants du village entrèrent dans le hall, puis dans
la grande salle à manger. Franck les servit et le Saint Pourçain
généreux ne tarda pas à délier les langues. Le ton monta,
quelques rires fusèrent, mais ils ne semblèrent pas incongrus à
Franck. Chacun avait une anecdote à rapporter au sujet de
« Mademoiselle la comtesse », disant comment elle avait
jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la petite à Prentout, guéri
les répugnants abcès du père Malaucène, accouché seule la femme
Germain quand le docteur, surpris par la tempête, n’avait pu
arriver à temps. Franck fut touché de voir à quel point elle était
aimée, dans ce modeste petit village oublié par les circuits
touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il n’y avait rien
à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses portes que pour
la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes, le reste du monde
l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis longtemps, sa
famille ne venait jamais la voir dans son grand château
inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en
lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il
moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce
pas certain…
Il
y avait encore plus de monde pour l’enterrement dans leur petite
église de village, magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du
département car on avait découvert dans le chœur des fresques du
XV è siècle uniques en leur genre. Pour une fois, sa tante, si
effacée durant toute sa vie, était la reine de la cérémonie. Tout
le village était là, mais aussi beaucoup de voisins que Franck
n’avait pas vus depuis longtemps, bien sûr des « gens que
l’on connaît » ! Son fils lui parut très beau dans son
costume noir, le teint halé. Ses sœurs et sa femme étaient belles
et convenables dans leurs vêtements de deuil, mais elles n’avaient
pas à fournir les mêmes efforts que lui pour ne pas éclater en
sanglots. La musique qu’il avait amoureusement choisie flottait
dans l’église et s’envolait sous les voûtes. Le curé, sans
doute vexé, n’avait prononcé aucune homélie, se contentant de
lui faire signe de s’approcher du cercueil et du micro au moment
adéquat. Finalement, il garda son papier dans sa poche. C’était à
sa tante seule qu’il voulait parler et il savait très bien ce
qu’il avait à lui dire, craignant seulement de n’être trahi par
une voix trop tremblante. Il parvint pourtant à l’assurer en
commençant ainsi son petit discours :
– Chère
tante Yolande, bien plus chère à mon cœur que vous ne pouvez
l’imaginer, c’est grâce à vous que nous voici tous réunis ici,
pour vous aimer encore, pour nous souvenir toujours…
Les
mots venaient facilement et Franck s’aperçut qu’ils émouvaient,
parce qu’ils étaient sincères. Il vit plus d’une femme sortir
discrètement son mouchoir et les hommes tousser pour se donner une
contenance.
Il
participa à la levée du corps pour aider à porter le cercueil
jusqu’au petit cimetière familial. Il ne pesait pas bien lourd,
elle s’alimentait si peu ces dernières années. Il avait fait
planter dans le minuscule enclos privé trois rosiers blancs fleuris,
dont les roses se flétriraient à la première gelée, mais elles
reprendraient ensuite. Il le fallait, sa tante les avait tant aimées.
Ce lui fut un déchirement que de voir la bière descendre dans ce
grand trou noir, si profond, si triste, si esseulé.
Les
prières terminées, il prit brièvement le micro pour remercier
l’assistance d’être venue si nombreuse et la prévenir que tous
étaient conviés à venir boire au château à la santé de la
morte. Il jugea ensuite l’expression étrange, mais ne la corrigea
pas.
On
n’avait pas vu pareille affluence à Treilly depuis le mariage de
la plus jeune de ses sœurs. Les portes étaient large ouvertes. Tous
entrèrent un peu gauchement. Pour certains, c’était la première
fois qu’ils étaient reçus à Treilly.
La
veille, sa femme, Madeleine, avait aidé Karine et Françoise, la
femme de ménage, à cirer le parquet et les meubles du grand hall et
de la grande salle à manger. On avait étendu sur la table
« troubadour » une large nappe bordée de dentelles et
dûment armoriée qui avait bon air. Des bouquets de houx et d’if
décoraient le buffet de même style. Les chaises avaient été
repoussées contre les murs. Franck avait exigé du vrai champagne,
ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il s’agissait d’honorer le
souvenir de la dernière sentinelle de Treilly. Il y avait bien sûr
aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais oblige, ainsi que de la viande
froide, de la charcuterie et des assiettes de fromages. Le ton monta
rapidement. Chacun y allait de sa petite anecdote sur « la
vaillante comtesse du village » et Franck se demandait avec un
étonnement douloureux pourquoi il n’avait pas songé à organiser
pareille fête du vivant de sa tante, pour ses anniversaires par
exemple. Enfin, elle restait le centre de la fête et il pensa à
distribuer des images mortuaires à tout le village. Elle y souriait
pour toujours, jeune encore, souriant sur le perron de Treilly, son
seul amour.
Ses
sœurs auraient bien voulu que l’on fît, lors des jours suivants,
les partages des meubles, vaisselle, argenterie, bibelots et
tableaux, mais Franck se réfugia derrière le fait qu’il était
nécessaire de faire venir un expert pour repousser à plus tard la
détestable corvée et il les vit partir avec soulagement dès le
lendemain sans même avoir couché là. Même son fils avait préféré
le confort d’un hôtel à Moulins. Madeleine lui proposa de rester
avec lui pour mettre un peu d’ordre dans les vastes pièces
délaissées, ce qu’il accepta avec reconnaissance, redoutant sa
nouvelle solitude à Treilly.
Bien
vite, les initiatives de Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait
à tout, déplaçait tout sous prétexte de rangement ou de
nettoyage. Or Franck entendait tout laisser exactement en l’état,
comme si sa tante avait encore pu veiller sur le château si aimé.
– Enfin,
Franck, quand les experts immobiliers viendront estimer le château,
il faudra bien le leur faire visiter des caves au grenier et, pour
l’instant, c’est dans un piètre état. On dirait que rien n’a
jamais été jeté ou trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux
journaux, toutes ces vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut
les jeter. Il y a aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras
jamais réparer, mais qui pourraient intéresser un brocanteur.
– Qui
te dit que je ne lirai pas toutes ces vieilleries ou que je ne me
mettrai pas à recoller tout ce qui en a besoin ?
Elle
parut stupéfaite, tante la tâche lui semblait immense et bien
inutile, mais il avait pris un air fermé qu’elle ne connaissait
que trop et elle jugea plus prudent de ne pas insister. Elle
s’attaqua alors au contenu des placards, armoires ou bahuts divers,
mettant de côté ce qu’il fallait nettoyer et garder et ce qui
était bon pour la poubelle, mais il ne cessait de rôder autour
d’elle et de remettre ce qu’elle avait écartés dans le tas des
choses à conserver. On n’arrivait à rien. Il critiquait chacune
de ses initiatives et devenait si odieux qu’elle décida de partir
le troisième jour, mais elle voulait auparavant rencontrer les
experts immobiliers et ceux qui estimeraient les meubles. Franck
tenta de l’en dissuader. Cette fois, il n’eut pas gain de cause.
Après
bien des visites, bien des notes griffonnées sur d’épais carnets,
Madeleine fit aussi ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé,
une fois enlevées les parts de ses belles-sœurs, que le modeste
manoir normand auquel elle rêvait depuis si longtemps prit des
allures de fier château campé dans un beau parc.
– Nous
garderons quelques meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière
de concession, mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te
revient. Les agences peuvent se charger des visites, elles ont
l’habitude. Tu sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de
te changer les idées. Ce serait trop triste de rester seul ici.
Rentre avec moi.
– C’est
trop risqué, il n’y a pas d’alarme.
– J’ai
appelé une société, ils viennent tout à l’heure.
– Ca
va coûter une fortune.
– Moins
cher qu’un cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.
Il
n’y avait plus rien à dire et il laissa Madeleine ranger leur
chambre et boucler leurs sacs. Pourtant, il se sentait désespéré.
Quand
tout fut embarqué à bord de l’Audi et le château fermé, la
nouvelle alarme enclenchée, il s’installa derrière le volant et
lui dit soudain :
– Je
te conduis à Moulins pour y prendre le train. Je voudrais rester
encore quelques jours, trier les derniers papiers, voir à quoi
ressemblent les visiteurs que m’ont annoncés les trois agences
auxquelles j’ai confié la vente de Treilly. Je n’ai pas envie de
céder mon château à n’importe quel émir arabe, même pour
t’offrir le manoir normand de tes rêves.
Madeleine
préféra ne pas lui faire remarquer qu’il y avait fort peu de
chances, hélas, pour qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce
coin perdu du Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur
ferait l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix.
Le ton dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur
« manoir normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y
pensa plus. Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs
meubles et tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces
en fonction des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé
de mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette
tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à
elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la
trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les
lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du
caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt
facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez
tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien
sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas
née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands
assez mal en point.
Franck
retira toutes les housses blanches recouvrant les meubles de Treilly,
tant au premier étage qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les
volets, puis il commença à explorer chaque tiroir de chaque
secrétaire, commode, buffet ou armoire, un gros sac poubelle en
plastique à ses côtés. Certains objets n’étaient même pas
identifiables, rebut de rebut… Il y avait des amas de carnets de
comptes qu’il jeta, de faire-part de mariages qu’il jeta aussi,
de vieilles cartes de visite mentionnant des personnes au cimetière
depuis des lustres, toute la correspondance amoureuse de ses
grands-parents qu’il ne se sentit pas le droit de lire et préféra
brûler, les lettres enfantines adressées par ses soeurs et lui à
sa grand-mère et à ses tantes, qu’il conserva, quelques lettres
de ses parents, une épaisse correspondance de sa première femme,
toujours accompagnée de photos, qui l’étonna, de nombreuses
cartes postales adressées à ses tantes qu’il ne put se résoudre
à voir disparaître, d’innombrables coupures de journaux dont il
ne comprit pas la présence, des généalogies qu’il conserva bien
sûr, des papiers très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries
qu’il ne put déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans
un secrétaire fermé à clef.
Quand
il en eut fini avec les papiers, il se lança dans le tri du linge de
maison. C’était ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés,
ornés de couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater
qu’ils partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les
broderies et les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y
avait de même un nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi
armoriés, mais hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter.
D’autres écrins, plus vastes, avaient contenu de l’argenterie
dont il ne trouva pas traces.
Ce
travail de titan était ponctué par les visites des agents
immobiliers flanqués de leurs clients. Au début, il lui était
pénible d’assister à leurs déambulations chez
lui
et d’écouter leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis,
tapisseries ou porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas
grand-chose – et leurs plans de décoration future, toujours
catastrophiques à son sens car il souhaitait que rien ne changeât,
puis il se dit que cela l’aiderait à se faire une idée des futurs
acquéreurs de Treilly. Et à repousser vigoureusement leurs diverses
propositions. L’un confondait avec entrain tous les styles. L’autre
prenait les meubles troubadour de la grande salle à manger pour de
l’authentique Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre
sur deux pour créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait
l’intention d’aménager des chambres dans la grande galerie.
Celui-ci voulait repeindre les belles boiseries de chêne dans un
camaïeu de roses et d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à
la française par un golf miniature… Rien n’était acceptable.
Les agents immobiliers commencèrent à se décourager et leurs
visites à s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des
nouvelles, mais elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir
normand…
A
la demande de Franck, un expert de Sotheby’s vint examiner
mobilier, bronzes, porcelaines, tapis et tapisseries et ce qu’il
restait d’argenterie. Il en fit quatre lots que l’on tirerait au
sort. Ensuite, chacun pourrait échanger ce qui ne lui plairait pas,
Franck ne voulait pas se retrouver avec l’ensemble de la literie et
tous les meubles troubadour.
Cette
fois encore, ses sœurs préférèrent loger à l’hôtel et ils
dînèrent tous les quatre dans un charmant moulin des environs –
ni Madeleine ni les conjoints n’avaient été conviés à ce
partage strictement familial. La seule exigence de Franck était que
ses sœurs fissent rapidement prendre par des déménageurs leur
part, ne voulant pas être tenu pour responsable d’un cambriolage
toujours possible en dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles
hasarda qu’il serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie
réception à Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait
et toutes comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois
envolé le tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie
dans son château que l’on allait amputer des trois quarts de ce
qu’il renfermait.
Il
passait tout son temps à Treilly et ne venait même plus une semaine
par mois à Paris, comme il l’avait promis à son épouse. Il y
avait tant à faire…
Puis
arrivèrent les déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand
soin. Les pièces lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien
gros. Il appela Madeleine à la rescousse.
Elle
déclara que le château gagnait beaucoup à ce nouveau
dépouillement, car il ressemblait auparavant à la décharge d’un
brocanteur. Elle n’avait même pas parlé d’antiquaire et Franck
fut un peu vexé. Madeleine s’affaira avec une bonne humeur
contagieuse. Un lit mis au rebut au grenier fit un ravissant divan,
une fois bien recouvert et garni de coussins neufs. La colonie de
chaises placées contre les murs semblaient monter la garde en
espérant on ne savait quoi. Disposées deux par deux de part et
d’autre de simples guéridons, elles avaient déjà meilleur air.
De nombreux fauteuils boiteux ou éventrés peuplaient aussi le
grenier. Une fois recollés et retapissés, ils devinrent fort
élégants. Madeleine avait des doigts de fée et un enthousiasme
intact. Elle attaqua Treilly pièce par pièce. Elle aurait bien aimé
oser des couleurs vives, des camaïeux surprenants, mais sur ce point
Franck resta très ferme. Certes, elle donnait au vieux château un
indispensable coup de neuf, mais il fallait le laisser dans son jus,
remplacer une tenture défraîchie par son sosie, un velours passé
par un autre de même facture. C’était un peu frustrant, mais elle
obtint de choisir les nouveaux matériaux en s’appuyant sur
l’envers du décor. Un velours devenu d’un rose fané se révélait
avoir été d’un rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses
teintes de ciel des tropiques.
Franck
rangeait, Madeleine collait des papiers peints, tendait des soies aux
murs, recouvrait les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson
ou les tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais
Franck ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan,
devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était
un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il
s’était nourri de sa substance.
Au
bout d’un an de labeur acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau
dans ses vêtements neufs, était enfin digne d’être admiré.
Franck s’en ouvrit à Madeleine et ils décidèrent de convier à
leur fête le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs,
les trois sœurs de Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de
son premier mariage, mais qui se trouva par malheur retenu pour
affaires à Canton. Cette fois, ceux du village ne furent pas
invités. Madeleine avait fait appel à un traiteur et un fleuriste.
Tous les salons furent ouverts. Un orchestre avait même été
installé dans la grande galerie du premier étage pour faire danser
la jeunesse – pour une fois que la galerie allait servir…
L’enfilade
des salons et salles à manger repeints de frais, les meubles garnis
de belles soieries, l’excellence du champagne et des petits fours,
la magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire
la grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête…
Madeleine, très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de
soie verte changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.
– On
croirait presque qu’elle « est née », murmura l’une
des sœurs à l’oreille de l’autre.
– On
pourrait la prendre pour une vraie comtesse, même si un remariage ne
donne évidemment droit à aucun titre.
– Mais
comme tout le monde est aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le
Jockey Club ou tous les ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è
seraient bien ternes sans aucune duchesse, marquise ou comtesse
« vraies » ! Nous-mêmes…
Toutes
trois étaient en effet divorcées et ne se gênaient guère pour
porter les tires de leurs nouveaux époux, même si elles savaient
pertinemment n’y avoir aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à
dire que la fête était splendide et que Madeleine et Franck avaient
accompli des miracles.
Madeleine
souriait bravement à tous, mais elle était exténuée, refusant de
l’admettre et tenant bon tant que le dernier invité ne fût pas
reparti. En montant dans « leur » chambre, qui était à
présent celle du balcon, la plus belle du château et se trouvait au
premier étage, elle s’entortilla les pieds dans la traîne de sa
robe, glissa, ne parvint pas à se rattraper et sa tête heurta
durement le coin de marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit
d’os éclaté, comme un œuf coque que l’on écrase, un mince
filet de sang.
Franck
était parti humer l’air de la nuit et savourer une dernière coupe
sur la terrasse, contemplant l’évasement de la vallée et l’ample
courbe de l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il
frissonna et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva
Madeleine, renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa
belle robe de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une
fracture du crâne et à une mort instantanée.
Franck
lui fit de belles funérailles, moins émouvantes pourtant que celles
de sa tante, car le village ne la connaissait guère et les Parisiens
ne furent pas très nombreux à se déranger – on vient plus
volontiers à une soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut
ensevelie dans l’enclos familial, à côté de tante Yolande.
Franck hésita longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de
comtesse qu’elle avait tant prisé, puis il s’y résigna avec
mauvaise humeur sur les instances de ses sœurs qui firent valoir que
Madeleine ne pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre
enterrée là. Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même
s’il l’avait fait pour sa grand-tante.
Et
Franck reprit tout naturellement ses veilles solitaires de
sentinelle. Madeleine avait terminé son rôle de décoratrice, elle
n’aurait plus été utile à grand-chose. Treilly n’admettait pas
n’importe qui pour cette fonction de sentinelle, certainement pas
quelqu’un qui « n’était pas né », quelqu’un qu’on
« ne connaissait pas »…
La
sentinelle
– Votre
tante Yoyo… Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de
Treilly… Je sais que je vous appelle un peu tard…
– Oui,
que se passe-t-il ? répondit Franck de Pompagnac avec
nervosité. A-t-elle un problème ?
Il
y eut un long silence sur la ligne et Franck regarda avec étonnement
sa main qui tenait le combiné et qui tremblait. Il avait quitté en
parfaite santé sa tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas
mariée et préférait en conséquence se faire appeler la comtesse
de Treilly, un titre du Saint Empire Romain Germanique porté dans sa
famille par les femmes depuis des lustres. Sa vieille tante de
quatre-vingt-douze ans vivait seule en son immense château de
Treilly, ancienne forteresse des Bourbons entièrement remaniée et
rendue plus confortable par un ancêtre argenté, sous Louis XV. La
place forte y avait gagné des fenêtres plus larges rendant la
demeure claire et accueillante, un bel escalier pour y accéder, un
toit à la Mansart et un premier étage comportant un cabinet de
toilette pour chaque chambre, luxe insolite pour l’époque. De son
passé de forteresse, elle avait gardé la fière poterne d’entrée,
autrefois pont-levis, le dessin des douves à présent converties en
prairies, deux tours isolées jadis reliées aux remparts et
maintenant transformées en chapelle et pigeonnier. Surtout, le
château jouissait toujours, du haut de son éperon rocheux, d’une
vue incomparable sur l’Allier et ses capricieux débords capables
de noyer sous l’eau une bonne partie des plantations de peupliers
de la vallée. A Treilly pourtant, on restait toujours à l’abri
des crues du fleuve, que l’on observait de haut, avec une certaine
admiration pour ses furies et ses folies.
Aussi
loin qu’il s’en souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly,
d’abord avec sa mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur
aînée, Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se
faire religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort
du grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois
femmes étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles
de la famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr
embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur
mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus
lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice
comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates
avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait,
c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers
champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la
terrible « dérogeance ». La République avait sans doute
remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition
était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée
non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à
ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de
l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie
sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par
l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler
d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme
dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux
différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.
Quand
Franck songeait à sa grand-mère, il la revoyait, grande, droite et
menue, toujours vêtue de noir en souvenir de son deuil – une
couleur qu’elle n’avait plus quitté depuis ses trente ans et
l’annonce de la mort « au champ d’honneur » de son
mari. Franck avait ensuite découvert que ledit champ d’honneur
n’était qu’une stupide colline coiffée par une batterie
allemande, quelque part dans les Ardennes, qu’un colonel borné
avait commandé à son jeune lieutenant de prendre d’assaut avec
ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre idiot et inutile, son
grand-père avait écrit sa dernière lettre à sa femme pour lui
dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants. Il savait n’avoir
aucune chance de revenir vivant de sa mission, mais il était désolé
d’entraîner aussi ses hommes dans la mort. Une mort qui n’avait
bien entendu servi à rien… C’était ce genre d’acte que l’on
appelait alors « mourir au champ d’honneur », sans même
maudire le chef incapable ayant osé un tel ordre.
Sa
tante Yoyo avait été fort belle dans sa jeunesse, grande et mince
beauté brune et piquante. Elle avait connu à vingt ans une période
de liberté et d’héroïsme qui avait duré trois ans, lorsqu’elle
s’était engagée comme infirmière de guerre et combattant
volontaire et avait été envoyé servir au Maroc. Les batailles ne
faisaient pas vraiment rage dans ce pays, mais c’était une bonne
base pour préparer une future avance des forces libres par le Sud.
Yolande y avait connu une vie de garnison qui l’avait enivrée et
renforcée dans ses amours militaires. Elle s’était sentie utile
en plein bled, s’affairant autour de Casa pour vacciner les
populations, soigner les enfants, accoucher les mamans. Jamais, elle
n’avait été aussi heureuse. Franck se demandait encore quelles
aventures elle y avait connues, car il ne faisait pour lui aucun
doute qu’elle y avait été fort courtisée et plus d’une fois
demandée en mariage, mais avait-elle cédé pour autant à l’un
des brillants officiers qu’elle admirait tant ? Il se posait
encore la question et n’avait jamais osé l’interroger sur ce
point. Peut-être avait-il eu tort ?
L’armistice
signé, Yolande avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa
mère et sa sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus
séjourner à Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à
l’évidence souhaité se marier et fonder une famille, aimer un
homme, mais sa mère avait toujours veillé à écarter les
prétendants, ne les jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la
convaincre de les refuser. Celui-ci était beau, mais de famille
obscure. Il « n’était pas né », comme disait alors la
vieille comtesse de Pompagnac. Si la famille d’un autre était
parfaite, c’était alors le physique ou la fortune qui ne donnait
pas satisfaction. Un autre semblait doué de toutes les qualités,
mais la vieille comtesse avait découvert avec horreur qu’il était
athée et peut-être même communiste ou du moins un sympathisant des
idées de gauche. De mariage, on n’avait plus parlé.
Et
Yolande s’était doucement fanée aux côtés d’une mère
tyrannique et d’une sœur si confite en dévotions que l’on avait
l’impression que rien de matériel ne pouvait vraiment l’atteindre.
De son passé d’infirmière, elle avait gardé l’habitude
d’assister les malades du petit village de Treilly, de faire les
piqûres et de remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait
approuvé cette œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne
se fît pas payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au
village, mais n’avait guère arrangé les finances familiales,
toujours au plus bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne
rapportaient jamais ce qui avait été prévu, les bûcherons ayant
appris à gruger ces trois femmes seules. Les fermages rentraient
avec un retard considérable, quand ils rentraient, et c’était la
même chose pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant
et toujours fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles
passé bien des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit
de la vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était
pas « déroger »…
Franck
avait toujours vues occupées les mains de sa grand-mère et de ses
deux tantes. La vieille comtesse était morte centenaire d’une
bronchite, toujours aussi autoritaire et exigeante envers ses filles.
Marie-Anne avait eu une attaque dont elle ne s’était jamais remise
et Yolande avait tout naturellement soigné sa sœur comme elle
l’avait fait pour sa mère et ceux du village avant elles. Puis
Marie-Anne s’était doucement éteinte dans son sommeil, comme une
petite lampe qui vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort
que dans sa vie.
Depuis
dix-huit ans, Yolande vivait donc seule dans son immense château
d’un autre temps. Comme elle faisait elle-même valoir les bois,
plus ou moins bien, et louait les prairies domaniales, elle avait
obtenu le statut d’exploitante agricole et jouissait donc d’une
mince retraite, bien insuffisante pour la faire vivre, même
frugalement, et surtout pour entretenir une si vaste demeure. Ses
neveux et nièces y venaient rarement, affectant de bouder Treilly
quand ils avaient appris que Franck seul en hériterait, disposition
prise jadis par sa grand-mère. Elle ne s’était bien sûr
nullement souciée des droits fiscaux qu’il aurait alors à
acquitter, une succession de tante à neveu étant soumise à des
impôts maxima. Ce genre de considérations n’avait jamais vraiment
préoccupé la vieille comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV,
qu’elle préférait de beaucoup à son successeur trop conciliant.
Et Yolande, qui ne s’était pas non plus posé trop de questions,
ayant jugé une fois pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à
son neveu en le couchant sur son testament, trouvait tout à fait
normal qu’il se chargeât désormais de la gestion et de
l’intendance du domaine et qu’il rajoutât une somme rondelette
chaque mois pour l’entretien courant de la bâtisse, sans parler
des travaux indispensables après chaque catastrophe :
écroulement de la belle balustre de pierre de la terrasse
surplombant l’Allier et menace de voir le terrain glisser dans le
vide, raccords des ardoises des toits et des vitres brisées à
chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit fenêtres… Il
avait de même fait installer le chauffage central au
rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir
jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour
continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors
ni vraiment se chauffer ni bien se laver.
Tant
que Yolande avait été valide, elle passait l’aspirateur et aérait
chaque semaine l’immense galerie aux ancêtres du premier étage,
les dix chambres et leurs cabinets, travail inutile puisque personne
n’y venait jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa
tante en forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à
l’âge de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa
vétuste 4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses
tournées médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le
nouveau médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des
diplômes si vétustes et des mains plutôt tremblantes…
Puis
elle avait été surprise par les gendarmes – des nouveaux aussi,
qu’elle ne connaissait guère, les anciens ne l’auraient jamais
ennuyée pour si peu – en flagrant délit d’excès de vitesse. On
lui avait retiré son permis et elle n’avait pas réussi à le
repasser. Les questions du code surtout lui avaient paru aussi
barbares que loufoques. Franck avait alors obtenu de la mairie, même
si le maire, socialiste, n’appréciait guère cette vieille fille
comtesse et propriétaire d’un château démesuré, une aide à
domicile. La jeune fille était brouillonne et assez inculte, mais
elle avait un charmant sourire et entourait de tendresse la vieille
demoiselle. Désormais, c’était cette Karine qui se chargeait des
courses et d’un semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande,
torturée par les rhumatismes, avait renoncé à monter au premier
étage, dont on avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait
préféré s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée.
C’était Karine qui l’appelait…
Peu
à peu, même le rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures
fantomatiques. On n’enlevait plus jamais les housses blanches, de
vieux draps reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du
grand salon. Bibelots, potiches et candélabres avaient également
été recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects
hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une
fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes
de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables
travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient
devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler,
effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de
s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand
salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre
changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était
bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais
songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde
savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule
dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne
fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux
bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors
d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à
forcer.
Par
chance, Treilly ne se trouvait pas sur les itinéraires touristiques
de la région. Nul antiquaire en mal de larcins ne s’y était
jamais intéressé. Personne ne savait que des trésors d’art
gisaient sous les draps parsemés de crottes de souris et de toiles
d’araignées : bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et
d’écailles de tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères
signées Jacob aux pieds branlants maintes fois recollés, mais
Franck tremblait à chacune de ses visites et craignait de ne
découvrir les traces d’un cambriolage. En ce cas, sa tante
n’aurait plus été en sécurité à Treilly… Que faire alors ?
La placer dans l’un de ces mouroirs de province où les vieux
indésirables ou impossibles à soigner chez eux n’en finissent pas
d’espérer la mort ? Franck n’aurait jamais pu s’y
résoudre.
Sa
tante avait consacré sa vie à tenter de lui garder Treilly. C’était
sans doute un rêve fou et déraisonnable, car elle était à présent
bien incapable d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille
demeure, mais elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait
pu. Elle s’en était faite la servante et la sentinelle,
au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie
personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été
supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire
immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que
Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante
en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était
demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant
toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort
propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.
Pour
Franck, la seule solution afin de garder Treilly aurait été de s’y
installer et d’y consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en
faire la nouvelle sentinelle.
Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de
ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient
retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous
deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la
belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout
de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer
la puissance des Bourbons.
Sa
première femme avait déjà refusé d’y vivre avec leur jeune
fils, comme il le lui avait autrefois proposé, ajoutant avec
maladresse qu’il resterait à Paris et ne viendrait que pour les
week-ends, s’il n’était pas en déplacement. Elle avait été
affligée par la démesure de la belle et vétuste demeure et peu
désireuse de s’offrir ainsi trois duègnes du même coup – les
trois femmes vivaient encore. Elle aimait peindre, avait fait l’Ecole
du Louvres et se croyait quelque talent. Un enterrement à Treilly
n’aurait guère servi ce qu’elle considérait alors comme une
« carrière ». Puis ils avaient divorcé pour d’obscurs
motifs d’infidélité que Franck n’avait guère compris, tant il
lui semblait naturel qu’un homme s’offrît quelques maîtresses.
Il avait été élevé ainsi, surtout durant les périodes qu’il
avait passées à Treilly. Les trois vraies femmes de sa vie, sa
grand-mère et ses deux tantes, trouvaient tout naturel le joyeux
libertinage des temps jadis. Le Bien-aimé, le plus bel homme du
royaume, n’avait-il pas collectionné les maîtresses sans beaucoup
de discrétion ? Bien sûr, il n’aurait guère été
souhaitable que la propriété pût avoir elle aussi son « Parc
aux cerfs », tout aristocrate ne pouvant imiter son roi…
Sa
seconde femme, plus docile que la première, moins artiste par
bonheur et bien meilleure maîtresse de maison, restait fort mal vue
dans une famille si catholique pour laquelle le divorce n’existait
pas. Elle n’était donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait
plus de vingt ans qu’il s’était remarié. De plus, elle avait
l’immense tort de « n’être pas née ». Dans ces
conditions, il semblait fort difficile à Franck de lui demander un
tel sacrifice : s’installer à Treilly et renoncer du même
coup à toute vie personnelle. Sauver un pareil château demandait
bien sûr les plus grands renoncements. Il aurait fallu se
restreindre sur tout. Cesser de voyager ou de louer une villa chaque
été en Normandie, dire adieu à ces petites soirées passées aux
meilleures tables de France qu’il affectionnait tant, arrêter de
recevoir leurs amis en leur faisant découvrir de merveilleuses
vieilles bouteilles hors de prix… Renoncer aussi à s’offrir à
l’occasion de coûteux cachemires et écharpes assorties, belles
vestes de tweed le faisant assez ressembler à un parfait gentleman
farmer…
Le
silence téléphonique s’éternisait et Franck de Pompagnac
reprit :
– Qu’a
donc eu ma tante ? Je l’ai encore vue il y a huit jours et
elle était en parfaite santé.
– Vous
savez que je passe deux fois par jour au château, le matin pour
l’aider à se lever et à faire sa toilette, lui porter ses deux
repas, et le soir pour la coucher et voir si tout va bien. En cas de
problème, elle peut toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée
par terre dans sa chambre, évanouie et le crâne en sang…
– Est-elle
encore en vie ?
Franck,
épouvanté, s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille
tante occupait dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly…
Elle disparue, plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec
elle, ce serait toute son enfance heureuse qui disparaîtrait.
Yolande avait tout naturellement succédé à sa mère à la tête de
l’intendance de Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort
effacé, trouvant naturel de continuer à veiller sur le passé et de
lui consacrer son existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé
ce qu’il adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais
comme il ne trouvait pas de solution, il repoussait cette question en
se disant que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand
âge. Sa femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le
principe de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir
normand qu’ils achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée
sur ce sujet, pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son
horizon s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort
sans doute prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie
comme une mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de
sa mère. Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui
disparaîtrait. Certes, la propriété était mal entretenue, les
allées plus jamais désherbées ou ratissées, les branches mortes
rarement enlevées par des bûcherons pressés et pas trop zélés.
C’était encore pire à l’intérieur…
Outre
le premier étage où nul ne s’aventurait plus, outre le grand
salon fermé et les meubles mis sous housses, les autres pièces du
rez-de-chaussée avaient peu à peu pris cet air délabré régnant
dans les demeures habitées par de très vieilles personnes sans
moyens financiers suffisants. Plus personne n’allait dans la belle
cuisine voûtée du sous-sol. On avait aussi fermé la grande salle à
manger pour ne garder ouverte que la petite, autrefois celle des
enfants. Le bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se
feutrait doucement de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne
était devenue un débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne
jetait jamais en fait de vêtements usagés qu’on donnerait
peut-être un jour « aux pauvres », vieilles lettres,
vieux journaux et prospectus divers – elle avait même répondu
avec une touchante constance, tant qu’elle l’avait encore pu, à
ce qu’elle nommait des « réclames », en informant la
société qu’elle la remerciait de sa proposition mais n’y
donnerait pas suite pour le moment. Seuls le petit salon, une
buanderie sommairement reconvertie en cuisine, trois chambres, des
toilettes et une unique salle de bain vétustes servaient encore.
Parmi les trois chambres, l’une était celle de Yolande dans
laquelle se passait à présent toute sa vie, l’autre celle de
Franck, mais la plus belle, la plus propre, toujours aérée et
fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait occupée sa
grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une chambre,
mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos familiales et
surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du lit au
baldaquin « à la polonaise » étaient régulièrement
changés, son peignoir bien disposé sur une chaise, ses vêtements
se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son nécessaire de
toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis accessoires en
ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une élégante
commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus beaux
meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués depuis
toujours.
– Elle
est encore en vie, monsieur le comte, répondit l’infirmière dans
un murmure.
Franck
respira plus librement, tout à coup libéré d’un poids
insoutenable. Pourtant, le ton hésitant de la voix l’alerta et il
demanda, plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu :
– Tout
va bien, alors ?
– On
ne peut pas vraiment dire ça.
– Expliquez-vous,
Karine ! Où est-elle ?
– J’ai
aussitôt appelé son médecin et il l’a fait conduire en ambulance
à l’hôpital de Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très
bonnes. Elle est dans le coma.
– On
sort d’un coma.
– Dans
son cas, je crains que non. J’espérais que le médecin vous aurait
prévenu. Sans doute le fera-t-il demain…
– Je
vous remercie, Karine, je vais essayer de joindre l’hôpital.
– J’aurais
peut-être dû vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre
que demain.
– Non,
non, vous avez bien fait et je vous remercie. De toute façon, je
serai demain à Treilly et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes
bien occupée d’elle et qu’elle vous appréciait.
– Moi
aussi, je l’aimais beaucoup. C’était une grande dame.
La
voix de l’infirmière chevrotait et Franck devina qu’elle
pleurait, ce qui l’émut, mais elle avait parlé à l’imparfait,
ce qui lui sembla de bien mauvais augure. Il y avait trois ans déjà
que cette Karine soignait sa tante et il savait qu’elle s’y était
attachée. Il fallait avouer que sa tante Yolande n’était pas bien
exigeante et avait le don de toujours s’émerveiller, comme une
enfant, de la gentillesse qu’on lui témoignait. Une autre en
aurait peut-être profité pour se faire offrir quelques bibelots ou
même en dérober, mais Karine n’était pas ainsi. Au début,
Franck avait attentivement surveillé que rien ne manquait, tâche
presque impossible dans une demeure aussi vaste, où l’on n’avait
jamais rien jeté au fil des ans, puis il lui avait fait confiance.
Et à présent, elle aussi avait de la peine…
– A
demain, Karine, si vous pouviez passer en début d’après-midi.
– Entendu,
monsieur le comte.
Elle
raccrocha et Franck demeura quelques instants, l’appareil à la
main, hésitant sur ce qu’il convenait de faire à cette heure –
il était près de minuit et sa femme se trouvait avec des amies dans
la villa qu’ils louaient à Deauville. Il composa le numéro de
l’hôpital sans grande conviction. Il était trop tard pour espérer
avoir un médecin en ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante
était encore en vie…
La
ligne sonna longtemps avant qu’une voix féminine ne se décidât à
répondre.
– Pardonnez-moi
d’appeler si tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de
ma tante, Melle Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée
dans la soirée.
– Elle
est dans le service de réanimation, je vous passe la ligne.
Franck
remercia et attendit un long moment, écoutant la sonnerie résonner
dans le vide. Enfin, on lui répondit. Il répéta sa demande. Une
voix ensommeillée finit par dire :
– Il
n’y a pas de médecin à cette heure et je ne suis pas habilitée à
vous donner ce genre d’informations, rappelez demain matin.
– Je
voudrais au moins savoir si elle est encore en vie.
– Elle
l’est, mais n’est pas consciente.
– Je
serai là demain.
– Il
vaudrait mieux arriver le plus tôt possible, si vous désirez la
voir encore…
L’infirmière
hésitait sur les mots à employer et Franck cria presque :
– Vous
insinuez qu’elle risque de ne plus être en vie ?
– C’est
une personne très âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne
se réveille pas d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie
n’a aucun sens.
– Vous
voulez plutôt dire que vous avez besoin de son lit.
– Non,
monsieur, on ne sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en
sortir. Bonsoir monsieur.
Elle
raccrocha. Franck, affolé, ne savait à quoi se résoudre. Il
pouvait se mettre au lit, avaler un somnifère et partir aux aurores,
mais il restait hanté par la peur de n’arriver trop tard. Il
n’avait pas vu sa mère lors de ses derniers instants et s’était
promis d’être là pour sa tante. La nuit, on roulait bien, mais il
y voyait mal et n’aimait guère conduire dans l’obscurité.
Pourtant il préféra s’y résoudre, jeta quelques vêtements et sa
trousse de toilette dans un sac, se prépara une thermos de café et
prit l’ascenseur jusqu’à son parking. Son Audi était rapide et
confortable. Il n’y aurait personne sur l’autoroute et il serait
en trois heures à Moulins. Après, il n’avait que trente minutes
d’une route moins confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait.
Il hésita à prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle
connaissait à peine sa tante, qui ne s’était jamais montrée
accueillante à son égard et cette histoire n’était pas la
sienne.
Il
roula beaucoup trop vite, affolé à l’idée d’arriver trop tard
et de répéter la même fatalité que lors du décès de sa mère.
Il n’avait pas assisté à ses derniers instants après une rupture
d’anévrisme et elle se trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il
était arrivé, car la nouvelle l’avait touché à New York. Le
cercueil était même scellé et il n’avait pas été question de
l’ouvrir. Son père l’avait assuré que c’était préférable.
Un peu lâchement, il s’en était senti soulagé. Cette fois, il
aurait plus de courage, il se le promettait. Il dormirait quelques
heures à Treilly et serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait
être là si une irrévocable décision devait être prise.
C’était
une nuit d’hiver par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout
clouté d’étoiles et une lune presque pleine, jetant un halo
d’argent sur une campagne trop dépouillée à son goût. Il avait
mis le pilote automatique pour éviter d’être surpris par un
radar. De temps à autre, il portait à ses lèvres le goulot de la
thermos et le café était resté presque chaud, en tout cas
revigorant. A cette heure, ce n’était pas nécessaire de faire un
détour pour éviter l’agglomération de Moulins et ses habituels
feux rouges. La ville lui sembla très morne, toute engourdie par
l’hiver. Il franchit l’Allier, très haute après les fortes
pluies des derniers jours. C’était ce qu’il aimait en ce fleuve,
son indiscipline et son non conformisme. On ne savait jamais où
s’engouffrerait son eau, quels bancs de sable il envahirait et
quels autres il choisirait de laisser à découvert. Pour l’heure,
les premières rangées d’une plantation de peupliers, de l’eau
jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait dans les tourbillons jaunâtres.
Puis ce fut la sinueuse allée de Treilly et ses nids de poules, sa
haute et belle poterne, l’étalement blanc et serein du château.
Cette longue et harmonieuse façade si claire qu’elle parvenait à
trouer la nuit lui serra le cœur. Treilly avait perdu sa vieille
maîtresse, son ultime sentinelle. Qui veillerait sur lui à
présent ? Le château lui parut bien mélancolique et
solitaire, si vaste, si désespérément vaste…
Franck
laissa sa voiture devant le perron, sortit son sac, actionna la
fermeture automatique par habitude et prit à la main un trousseau de
clefs plus volumineux et moins moderne que celui de son Audi. Il
gravit les quelques marches du perron, inséra dans la serrure la
plus grande clef, poussa fort et ouvrit avec la même éternelle
difficulté la lourde porte cloutée du château. Sa main savait
exactement où trouver le vétuste interrupteur et le lustre
hollandais aux cuivres ternis s’éclaira de petites lueurs bien
insuffisantes à repousser toutes les noirceurs du grand hall dont le
parquet aurait eu grand besoin d’être ciré – une constatation
qu’il faisait à chaque fois, de même qu’il se sentait attendri
par le faible voltage des ampoules électriques dont sa tante avait
équipé chaque lampe de la demeure, espérant ainsi réaliser de
substantielles économies.
Il
entra tout d’abord dans sa chambre qu’il trouva exactement telle
qu’il l’avait laissée la dernière fois, une semaine plus tôt.
Il y avait rassemblé le mobilier qu’il aimait : un ravissant
cabinet italien en nacre et ébène qui aurait eu bien besoin d’être
restauré, deux fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à
crémaillères, une armoire, un coffre et une table de même époque.
Si les pilastres en chêne torsadé du haut lit en baldaquin
semblaient faits pour défier les siècles, il n’en était pas de
même de la tapisserie du baldaquin, une verdure laissant en maints
endroits voir sa trame. Il y avait même des bûches dans le panier
posé près de la massive cheminé de pierre blanche. La pièce était
glaciale. Un vent coulis désagréable passait par les joints de la
fenêtre, qui fermait mal. Il se hâta d’en tirer les rideaux et
d’ouvrir en grand les deux radiateurs de la pièce, qui mettraient
au moins trois bonnes heures à réchauffer cet espace glacé. Puis
il s’agenouilla devant la cheminée, disposa vieux journaux, petits
bois et bûches avec la dextérité d’une longue habitude, alluma
la flambée qui prit tout de suite et disposa avec soin le pare-feu.
Il
hésita à se plonger dans un bain, mais il y renonça. Avant de se
glisser sous la superposition de couverture coiffée par une couette
bien ronde, il ne put s’empêcher de faire sa ronde habituelle
après avoir allumé la lampe de poche qui ne quittait jamais sa
table de chevet, précaution indispensable étant donné l’âge
canonique de l’installation électrique de Treillis. Il aimait le
château ainsi assoupi, tout à coup happé par un cône de lumière
qui n’en révélait que des détails en en masquant l’état
général, guère brillant. L’enfilade des salons et salles à
manger donnaient tous sur le hall central, mais on pouvait aussi
passer d’une pièce à l’autre en décrivant un vaste arc de
cercle, forme de l’arrière du château, la partie donnant en
terrasse sur l’Allier. Les pièces avaient un aspect paisible, les
meubles ainsi transformés en fantômes blancs. Son pauvre château,
qu’allait-il devenir à présent qu’il avait perdu sa dernière
sentinelle ?
Bien
sûr, sa femme n’aurait qu’une hâte : le mettre en vente
pour acheter enfin le manoir normand dont elle rêvait depuis des
années et qui serait tellement plus confortable et plus facile
d’accès que son malheureux Treilly. Elle consentait à conserver
quelques meubles, les moins encombrants, quelques tableaux, les plus
petits, mais tout le reste serait également vendu. Ce lui serait un
crève-cœur. Et puis, en cette période de crise, qui pourrait
acquérir une pareille demeure, si vaste, si belle et si vétuste ?
Si le Conseil Général se décidait à faire un effort et à
racheter Treilly, qu’en ferait-il ? Un musée poussiéreux que
nul ne visiterait jamais ? Une maison de retraite où de pauvres
gens y mourraient d’ennui avant de mourir tout court ? Une
colonie de vacances pour des galopins peu soigneux qui auraient vite
fait de massacrer ce qui subsistait encore ? Il y avait peu de
chances pour qu’un émir arabe allât s’installer ou envoyât ses
femmes en vacances dans cette campagne perdue du centre du pays et
dépourvue de grands attraits touristiques. Y aménager un
relais-château aurait bien sûr été la meilleure des solutions,
mais Treilly restait désespérément à l’écart des routes
touristiques.
Si
sa tante devait rester à l’hôpital, le plus urgent serait de
trouver des gardiens acceptant d’y habiter, des personnes de
confiance qui n’iraient pas déménager en douce meubles, toiles,
tapisseries, cristaux et porcelaines, mais où trouver de telles
perles et avec quel argent les payer ? Il était loin, le temps
où l’on pouvait encore loger des gens en échange de tels
services. A présent, il fallait aussi un salaire et sans doute des
travaux de rénovations importants pour moderniser l’espace qu’ils
occuperaient. Franck ne voyait pas de solutions à ses problèmes. Il
fallait absolument que sa tante pût guérir et que Treilly retrouvât
sa fidèle sentinelle. D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il
souhaitait avec un désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé
de la meilleure part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.
Quand
il rentra dans sa chambre, la température ne s’était guère
améliorée. Il faisait presque toujours aussi froid. Il se
déshabilla aussi vite qu’il le put, enfila un t-shirt et s’enfouit
sous l’amas de couvertures. Les draps lui semblèrent glacés. Trop
de pensées sombres l’occupaient et il préféra prendre à titre
préventif un cachet de Stilnox pour jouir de quelques heures de
sommeil avant d’affronter l’hôpital et l’insupportable vision
de sa tante inconsciente, elle qui était toujours restée si gaie et
si bavarde, même si elle ne pouvait plus guère se déplacer. Il
s’était souvent demandé la raison de cette joie immuable, alors
qu’elle n’avait sans doute pas connu l’amour, pas pu fonder la
famille à laquelle elle aspirait, alors qu’elle était demeurée,
année après année, la dévouée gardienne de Treilly, auquel elle
avait sacrifié toute vie personnelle, toute ambition, tout plaisir,
toute distraction. Seuls les vieux fermiers du coin venaient encore
la voir. Même le nouveau curé hésitait à trop se montrer au
château, se contentant de lui porter la communion une fois par mois.
Depuis
la mort de sa mère, puis de sa sœur, Treilly avait été l’unique
compagnon, confident et protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y
venait guère qu’une semaine par mois. Les derniers temps, elle
n’écoutait même plus la radio ou la télévision, se contentant
de se faire conduire le matin jusqu’à son large fauteuil à
oreillettes, placé contre la fenêtre d’où elle voyait toute
l’étendue de la terrasse surplombant fièrement la vallée et le
cours si capricieux de l’Allier. Elle ne le quittait que pour
prendre ses repas ou se rendre, péniblement, en clopinant sur ses
cannes, jusqu’aux toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit,
gardant l’impression que l’élégante et vaste demeure
continuerait jusqu’au bout à veiller sur elle. D’ailleurs,
Franck ne savait plus très bien qui veillait qui, une étrange
osmose s’étant opérée entre sa vieille tante et son très vieux
château. Sa tante Yolande était entrée en religion de Treilly…
Il
se releva soudain, pensant qu’il n’était pas entré dans la
chambre de sa tante. Il répugnait à le faire en son absence, mais
peut-être la pièce lui apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y
pénétra avec réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris
dont la vieille demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur
de renfermé. De vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à
couper le chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par
habitude, Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à
l’habituel chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop
faible voltage répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota
le fauteuil renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa
tante avait-elle cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait
perdu l’équilibre, un verre et une assiettes brisées sur le
tapis, puis il vit de longues traînées de sang allant du fauteuil
presque jusqu’au lit. Elle avait dû tenter de s’y traîner en un
dernier réflexe. Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait
plus que de soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre
tant de sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait
pas contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans
le salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et
surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de
laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de
table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa
chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le
temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…
Il
faisait un temps superbe, le lendemain matin, et quelques oiseaux peu
frileux chantaient sur les branches dénudées des grands tilleuls
bicentenaires. Le gel avait mis une mince couche blanche sur l’herbe
et les arbres et tout ce givre étincelait au soleil. Il était déjà
neuf heures du matin. Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait
voulu. Franck fila sous la douche, à peu près chaude, remit les
vêtements de la veille pour gagner du temps, se fit chauffer un
nescafé au four à micro-ondes – une innovation qui avait enchanté
sa tante –, puis il s’engouffra dans sa voiture et fila en
direction de Moulins, de ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de
son air un peu assoupi de préfecture de province – les
munificences des ducs de Bourbon étaient bien oubliées…
A
la réception de l’hôpital, il se fit indiquer l’étage et le
numéro de la chambre où se trouvait sa tante, dans le service de
réanimation. Quand il émergea de l’ascenseur, une infirmière lui
montra la bonne direction, tout en lui demandant :
– Vous
êtes de la famille ?
– Je
suis son neveu.
– Je
suis désolée, vous arrivez trop tard, elle est décédée d’une
commotion cérébrale.
– Quand
est-ce arrivé ?
– A
trois heures du matin, cette nuit, mais de toute façon, son cerveau
n’était plus irrigué. Elle était déjà en état de mort
clinique quand on l’a amenée ici.
– Puis-je
la voir et je voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a
soignée ?
– Bien
sûr, suivez-moi. Je préviens le docteur Claudin.
Elle
le fit entrer dans une petite pièce curieusement démunie de tout
appareil médical. Il examina les lieux avec suspicion.
– Je
suppose que ce n’est pas ici qu’on l’avait installée ?
– En
effet. On l’a débranchée quand la mort a été constatée et on
l’a mise ici, nous savions qu’un membre de sa famille venait la
voir, son infirmière nous avait prévenus.
– Je
vous remercie.
Sa
tante reposait paisiblement dans un lit non médicalisé, un drap
jaune tiré jusqu’à ses épaules. On lui avait même remis son
appareil dentaire. Sans doute Karine, son infirmière, était-elle
venue la voir de bonne heure ce matin. Un soupçon de rouge à lèvres
rehaussait sa bouche, un peu de poudre unifiait son teint où se
devinaient à peine les taches brunes de la vieillesse, les taches de
cimetière… Ses cheveux blancs, lisses et bien coupés comme ils
l’étaient toujours, venaient d’être coiffés. La familière
senteur d’iris errait comme un fantôme aimé dans la pièce.
Karine avait décidément pensé à tout. Il ne manquait que la
broche en diamants représentant une tulipe qu’elle portait
toujours, mais Karine avait sans doute eu peur des voleurs. Sa tante
semblait paisible, sereine. La mort l’avait prise par surprise,
sans l’entamer. Elle était morte en paix, son devoir de sentinelle
accompli jusqu’à l’ultime instant. Il se pencha sur elle, déposa
un baiser sur le front froid et à peine ridé. Une rose, piquée
dans un gobelet en plastique, se dressait sur la table de nuit,
encore une délicate attention de Karine, qui n’ignorait pas
combien sa tante avait aimé les fleurs et surtout les roses. Les
rosiers de la terrasse avaient longtemps été l’objet de toute son
attention.
Il
avait pensé la trouver dans le coma, mais pas morte, pas déjà. Il
restait immobile devant elle, hébété, incapable de pleurer, mais
le cœur navré. Un léger coup frappé à la porte le fit sursauter.
Un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche, l’air
déjà fatigué, entra dans la pièce et lui serra la main.
– Toutes
mes condoléances, monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma
plutôt, sans souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte.
Celle que je nous souhaite à tous.
– Je
m’en veux tellement de n’avoir pas été là. J’habite Paris,
mais je venais passer chaque mois une semaine avec elle à Treilly.
– Le
château de Treilly ? Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle
vous revient ?
– En
effet, mais je ne sais qu’en faire. Notre vie est à Paris et en
Normandie et ma femme ne veut pas entendre parler d’une
installation ici, mais en vendant Treilly, j’aurais l’impression
de tromper ma tante, de lui être infidèle. Car elle lui a voué sa
vie, vous savez.
– On
peut s’éprendre follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un
amour plus absurde qu’un autre.
– Ma
tante a-t-elle reçu tous les soins nécessaires ? Je veux dire,
en dépit de son grand âge, a-t-on tout tenté pour elle ?
– Quand
elle est arrivée dans mon service, elle n’était plus consciente.
Je veux dire que même si on avait pu maintenir les fonctions
vitales, ça n’aurait servi à rien. Elle n’avait plus de
cerveau. C’était un légume, comme on appelle ça. Dans son cas,
la garder en vie n’aurait eu aucun sens, mais son cœur s’est
arrêté tout seul. On ne l’a pas débranchée, si c’est votre
crainte.
– Je
vous remercie de me donner ces explications, je me sens ainsi moins
coupable. Quand puis-je faire prendre le corps ?
– Il
y a quelques papiers à signer, mais les pompes funèbres peuvent
venir dans l’après-midi.
– Je
vous remercie.
Franck
eut un dernier regard pour sa tante, il serra la main du médecin et
quitta l’hôpital. Comme toujours, les magasins de la mort
s’étaient installés juste en face de l’entrée de l’hôpital.
Il y en avait deux et Franck choisit celui qui lui parut le moins
prétentieux et le plus sobre. Sa tante aurait détesté les
dentelles synthétiques violettes et les fleurs artificielles aux
teintes heurtées de celui qu’il avait écarté. Il entra et un
vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter le costume noir trois
pièces et le sourire cauteleux de circonstance vint s’enquérir
sans phrases trop fleuries de ses besoins.
Après
quelques hésitations, Franck choisit un modèle en chêne car sa
tante avait toujours aimé ces arbres, très simple, sans bronze
excessif. Il ne voulut qu’une garniture blanche à l’intérieur.
Il déposerait ensuite sur le corps de sa tante le magnifique voile
de dentelles de Malines offert par la reine Marie-Antoinette à l’une
de leurs aïeules. Sa grand-mère, puis ses sœurs s’étaient
mariées en portant ce voile. Sa tante aurait dû le porter elle
aussi si sa mère ne l’avait sacrifiée à son égoïsme
autoritaire, écartant l’un après l’autre tous les prétendants
de Yolande. Elle méritait d’être ensevelie dans ce voile, même
s’il devinait que ce ne serait pas du goût de ses trois sœurs. Il
y avait des années qu’elles n’étaient venues à Treilly et il
n’avait pas l’intention de les consulter en rien, même s’il
exigerait leur présence. Il y avait des meubles à se partager et ce
motif suffirait à leur venue…
Le
reste de la journée fut consacré à prévenir son fils, toujours à
Canton mais qui promit son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille
plus lointaine, le curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger
une annonce, la plus brève possible étant donné les coûts
prohibitifs, pour le Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il
trouvait l’usage ridicule et démodé pour le premier journal, mais
il savait que sa tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de
se faire lire la rubrique nécrologique par Karine, secrètement
enchantée lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un
plus vieux, d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient
rares, tous ceux de sa génération ayant depuis longtemps disparu.
Enfin, il restait par bonheur « des noms qu’on connaît »,
sans doute les enfants ou les neveux des disparus…
Il
téléphona à la femme de ménage qui venait une fois par semaine
donner de ci de là un coup d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd
elle fut là, il la chargea de faire en grand le ménage dans la
chapelle où se trouvait encore exposé le saint sacrement, comme
l’attestait la petite ampoule rouge toujours allumée, ainsi que
dans le hall et la grande salle à manger où il recevrait les gens
du village et les quelques voisins que sa tante connaissait encore,
mais bien des propriétés avaient changé de main et avaient été
rachetées pas des fortunes douteuses ou étrangères, ce qui était
bien la même chose, bref « des gens qu’on ne connaissait
pas », qu’on ne convierait évidemment pas. Puis arriva
Karine, qui s’offrit spontanément à donner aussi un coup de main.
Ses yeux rouges indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup
pleuré. Outre une enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré
ses protestations la belle tulipe en diamants convoitée par ses
sœurs et tint à l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au
moins le mérite de régler le problème du partage des bijoux, car
il n’y en avait pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons
de manchettes en or et la chevalière de son grand-père et ses sœurs
s’étant déjà partagé les quelques bijoux de leur grand-mère –
il n’était en effet pas question que sa nouvelle épouse, qui
« n’était pas née », pût en bénéficier. Madeleine
avait serré les dents sans rien dire…
Franck
avait décidé que le cercueil serait exposé dans leur chapelle
jusqu’à la messe mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus
tard, il venait de s’arranger téléphoniquement avec le curé.
Chaque habitant de Treilly pourrait venir se recueillir quand il le
voudrait devant le cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée
dans l’une des anciennes tours de l’antique forteresse – la
seconde avait servi de pigeonnier. Après l’enterrement et la
descente en terre dans leur petit cimetière privé jouxtant celui de
la commune, mais auquel on accédait par une porte spéciale – ceux
du château ne mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village
–, Franck offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du
mousseux à tous dans la grande salle à manger. Un solide
dépoussiérage s’imposait donc…
Karine
promit de coller sur les portes de la mairie et de l’église une
simple annonce que Franck avait rédigée et imprimée sur la petite
imprimante installée avec l’ordinateur dans la bibliothèque,
avisant le village du décès de sa tante, de la date de ses
funérailles et invitant ceux qui le souhaitaient à venir dès ce
soir se recueillir devant son cercueil. En fin de journée, tout
était presque réglé lorsque la voiture des pompes funèbres arriva
avec le cercueil. Les deux femmes avaient ensemble décoré la
chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck avait en plus commandé
dix pots d’azalées blanches en se disant qu’il n’avait jamais
songé, hélas, à en offrir à sa tante lorsqu’elle était encore
vivante. Elles avaient sorti le meilleur dessus d’autel à la belle
dentelle un peu jaunie et épousseté les prie-Dieu couverts de
velours rouges. Il n’y avait plus une toile d’araignée. Les
chandeliers d’argent brillaient, des cierges tout neufs y avaient
été placés. De multiples verres rouges garnis de petites bougies
rondes faciles à remplacer étaient posés partout dans la chapelle
et leurs lueurs toutes gaies l’emplissaient d’une lumière très
douce. Les décorations de sa tante, croix du Mérite, croix du
Combattant Volontaire et Légion d’Honneur, reposaient sur un petit
coussin, également de velours rouge. La chapelle avait bon air, tout
était parfait et Franck se dit que sa tante Yolande aurait été
satisfaite.
Son
fils Rodolphe, même s’il travaillait à Canton, arriverait le
lendemain en même temps que sa femme et ses soeurs, mais il avait
voulu se charger seul de la dernière apparence de la morte. Le
cercueil n’était pas encore refermé. Karine avait revêtu la
vieille demoiselle de sa meilleure robe, en velours bleu roi, qui
avait déjà quelques années mais paraissait presque neuve, elle
avait été si peu portée. Puis ils avaient ensemble drapé sur elle
le beau voile de dentelles de Malines qui auréolait sa tête comme
celle de la Vierge de la Macarena, à Séville, mais les visages
n’avaient pas le même âge… A sa façon, Yolande restait belle
dans la mort et tous pourraient la voir ainsi, maigre et fripée,
certes, mais ses beaux traits encore parfaitement ciselés. Il aurait
été insupportable à Franck que sa femme, si étrangère à tout ce
qui concernait Treilly, ou ses sœurs, qui n’y étaient pas venues
depuis des années, mais restaient toujours aussi péremptoires sur
tous les sujets, pussent décider à sa place de ce qu’il convenait
ou non de faire pour la morte dont elles s’étaient si peu
souciées, vivante. Quant à son fils, il se préoccupait surtout
d’efficacité américaine et n’avait pas encore contracté le
virus de Treilly. Il était trop tôt… Lui-même ne l’avait
ressenti que fort tardivement.
Il
avait rendez-vous le lendemain matin avec le curé pour régler la
cérémonie mortuaire, choisir les chants et les prières, mais il
savait déjà qu’il voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de
Mozart et l’Ave Maria de Charles Gounod interprété par la soprano
Victoria Taranova. Il ne voulait rien d’autre et surtout pas ces
chants grelottants et frileux massacrés par de vieilles femmes
essoufflées dans les petites églises de campagne, accompagnés du
martèlement épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la
décharge. Il avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois
enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon
état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme
ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu
visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait
décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour
l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais
il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours
s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si
parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie
fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de
Treilly.
Il
n’avait pas eu le temps de déjeuner et s’aperçut qu’il avait
faim. Karine, toujours prévenante, lui avait laissé deux sandwiches
et un carafon du meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au
fort parfum de violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même
vin, ainsi que des amandes et des pistaches jetées dans des coupes,
avaient été disposés dans la grande salle à manger. Franck
pensait que ces préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais
il se trompait. Déjà, la première voiture se présentait dans la
grande allée veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup
d’autres. Tout le Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà
revêtu ses beaux habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un
mariage ou d’un enterrement : costumes noirs et cravates pour
les hommes, tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup
portaient des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se
demandait comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les
employés des Pompes Funèbres étaient décidément capables
d’opérer des prodiges de célérité.
Il
descendit les marches du perron et marcha à leur rencontre pour leur
ouvrir les portes de la chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur
précautionneuse, se signèrent devant la petite ampoule rouge, même
le maire qui était communiste, mais ne manquait pas un office. Ils
firent le tour du cercueil, se recueillant un instant devant le beau
visage parcheminé, puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils
étaient venus tous ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les
Anciens Combattants déposèrent sur le cercueil une gerbe de
glaïeuls rouges, sans pouvoir deviner que Yolande avait toujours
détesté cette fleur qu’elle trouvait « trop empesée ».
C’étaient ses termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban
portant ces mots : « A notre vaillante comtesse ».
On admira beaucoup les magnifiques dentelles de Malines jadis
offertes par la reine Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles
allaient très bien à « Mademoiselle la comtesse » et
lui faisaient comme une parure de mariée.
L’ombre
du soir tombait peu à peu sur Treilly. Seules les pierres si
blanches de la façade parvenaient encore à en repousser les
noirceurs. Franck alluma les lanternes extérieures, qui les
caressèrent de blondeur. Un peu intimidés et protestant « qu’il
ne fallait pas », mais secrètement ravis d’être reçus au
château, les habitants du village entrèrent dans le hall, puis dans
la grande salle à manger. Franck les servit et le Saint Pourçain
généreux ne tarda pas à délier les langues. Le ton monta,
quelques rires fusèrent, mais ils ne semblèrent pas incongrus à
Franck. Chacun avait une anecdote à rapporter au sujet de
« Mademoiselle la comtesse », disant comment elle avait
jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la petite à Prentout, guéri
les répugnants abcès du père Malaucène, accouché seule la femme
Germain quand le docteur, surpris par la tempête, n’avait pu
arriver à temps. Franck fut touché de voir à quel point elle était
aimée, dans ce modeste petit village oublié par les circuits
touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il n’y avait rien
à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses portes que pour
la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes, le reste du monde
l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis longtemps, sa
famille ne venait jamais la voir dans son grand château
inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en
lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il
moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce
pas certain…
Il
y avait encore plus de monde pour l’enterrement dans leur petite
église de village, magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du
département car on avait découvert dans le chœur des fresques du
XV è siècle uniques en leur genre. Pour une fois, sa tante, si
effacée durant toute sa vie, était la reine de la cérémonie. Tout
le village était là, mais aussi beaucoup de voisins que Franck
n’avait pas vus depuis longtemps, bien sûr des « gens que
l’on connaît » ! Son fils lui parut très beau dans son
costume noir, le teint halé. Ses sœurs et sa femme étaient belles
et convenables dans leurs vêtements de deuil, mais elles n’avaient
pas à fournir les mêmes efforts que lui pour ne pas éclater en
sanglots. La musique qu’il avait amoureusement choisie flottait
dans l’église et s’envolait sous les voûtes. Le curé, sans
doute vexé, n’avait prononcé aucune homélie, se contentant de
lui faire signe de s’approcher du cercueil et du micro au moment
adéquat. Finalement, il garda son papier dans sa poche. C’était à
sa tante seule qu’il voulait parler et il savait très bien ce
qu’il avait à lui dire, craignant seulement de n’être trahi par
une voix trop tremblante. Il parvint pourtant à l’assurer en
commençant ainsi son petit discours :
– Chère
tante Yolande, bien plus chère à mon cœur que vous ne pouvez
l’imaginer, c’est grâce à vous que nous voici tous réunis ici,
pour vous aimer encore, pour nous souvenir toujours…
Les
mots venaient facilement et Franck s’aperçut qu’ils émouvaient,
parce qu’ils étaient sincères. Il vit plus d’une femme sortir
discrètement son mouchoir et les hommes tousser pour se donner une
contenance.
Il
participa à la levée du corps pour aider à porter le cercueil
jusqu’au petit cimetière familial. Il ne pesait pas bien lourd,
elle s’alimentait si peu ces dernières années. Il avait fait
planter dans le minuscule enclos privé trois rosiers blancs fleuris,
dont les roses se flétriraient à la première gelée, mais elles
reprendraient ensuite. Il le fallait, sa tante les avait tant aimées.
Ce lui fut un déchirement que de voir la bière descendre dans ce
grand trou noir, si profond, si triste, si esseulé.
Les
prières terminées, il prit brièvement le micro pour remercier
l’assistance d’être venue si nombreuse et la prévenir que tous
étaient conviés à venir boire au château à la santé de la
morte. Il jugea ensuite l’expression étrange, mais ne la corrigea
pas.
On
n’avait pas vu pareille affluence à Treilly depuis le mariage de
la plus jeune de ses sœurs. Les portes étaient large ouvertes. Tous
entrèrent un peu gauchement. Pour certains, c’était la première
fois qu’ils étaient reçus à Treilly.
La
veille, sa femme, Madeleine, avait aidé Karine et Françoise, la
femme de ménage, à cirer le parquet et les meubles du grand hall et
de la grande salle à manger. On avait étendu sur la table
« troubadour » une large nappe bordée de dentelles et
dûment armoriée qui avait bon air. Des bouquets de houx et d’if
décoraient le buffet de même style. Les chaises avaient été
repoussées contre les murs. Franck avait exigé du vrai champagne,
ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il s’agissait d’honorer le
souvenir de la dernière sentinelle de Treilly. Il y avait bien sûr
aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais oblige, ainsi que de la viande
froide, de la charcuterie et des assiettes de fromages. Le ton monta
rapidement. Chacun y allait de sa petite anecdote sur « la
vaillante comtesse du village » et Franck se demandait avec un
étonnement douloureux pourquoi il n’avait pas songé à organiser
pareille fête du vivant de sa tante, pour ses anniversaires par
exemple. Enfin, elle restait le centre de la fête et il pensa à
distribuer des images mortuaires à tout le village. Elle y souriait
pour toujours, jeune encore, souriant sur le perron de Treilly, son
seul amour.
Ses
sœurs auraient bien voulu que l’on fît, lors des jours suivants,
les partages des meubles, vaisselle, argenterie, bibelots et
tableaux, mais Franck se réfugia derrière le fait qu’il était
nécessaire de faire venir un expert pour repousser à plus tard la
détestable corvée et il les vit partir avec soulagement dès le
lendemain sans même avoir couché là. Même son fils avait préféré
le confort d’un hôtel à Moulins. Madeleine lui proposa de rester
avec lui pour mettre un peu d’ordre dans les vastes pièces
délaissées, ce qu’il accepta avec reconnaissance, redoutant sa
nouvelle solitude à Treilly.
Bien
vite, les initiatives de Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait
à tout, déplaçait tout sous prétexte de rangement ou de
nettoyage. Or Franck entendait tout laisser exactement en l’état,
comme si sa tante avait encore pu veiller sur le château si aimé.
– Enfin,
Franck, quand les experts immobiliers viendront estimer le château,
il faudra bien le leur faire visiter des caves au grenier et, pour
l’instant, c’est dans un piètre état. On dirait que rien n’a
jamais été jeté ou trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux
journaux, toutes ces vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut
les jeter. Il y a aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras
jamais réparer, mais qui pourraient intéresser un brocanteur.
– Qui
te dit que je ne lirai pas toutes ces vieilleries ou que je ne me
mettrai pas à recoller tout ce qui en a besoin ?
Elle
parut stupéfaite, tante la tâche lui semblait immense et bien
inutile, mais il avait pris un air fermé qu’elle ne connaissait
que trop et elle jugea plus prudent de ne pas insister. Elle
s’attaqua alors au contenu des placards, armoires ou bahuts divers,
mettant de côté ce qu’il fallait nettoyer et garder et ce qui
était bon pour la poubelle, mais il ne cessait de rôder autour
d’elle et de remettre ce qu’elle avait écartés dans le tas des
choses à conserver. On n’arrivait à rien. Il critiquait chacune
de ses initiatives et devenait si odieux qu’elle décida de partir
le troisième jour, mais elle voulait auparavant rencontrer les
experts immobiliers et ceux qui estimeraient les meubles. Franck
tenta de l’en dissuader. Cette fois, il n’eut pas gain de cause.
Après
bien des visites, bien des notes griffonnées sur d’épais carnets,
Madeleine fit aussi ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé,
une fois enlevées les parts de ses belles-sœurs, que le modeste
manoir normand auquel elle rêvait depuis si longtemps prit des
allures de fier château campé dans un beau parc.
– Nous
garderons quelques meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière
de concession, mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te
revient. Les agences peuvent se charger des visites, elles ont
l’habitude. Tu sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de
te changer les idées. Ce serait trop triste de rester seul ici.
Rentre avec moi.
– C’est
trop risqué, il n’y a pas d’alarme.
– J’ai
appelé une société, ils viennent tout à l’heure.
– Ca
va coûter une fortune.
– Moins
cher qu’un cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.
Il
n’y avait plus rien à dire et il laissa Madeleine ranger leur
chambre et boucler leurs sacs. Pourtant, il se sentait désespéré.
Quand
tout fut embarqué à bord de l’Audi et le château fermé, la
nouvelle alarme enclenchée, il s’installa derrière le volant et
lui dit soudain :
– Je
te conduis à Moulins pour y prendre le train. Je voudrais rester
encore quelques jours, trier les derniers papiers, voir à quoi
ressemblent les visiteurs que m’ont annoncés les trois agences
auxquelles j’ai confié la vente de Treilly. Je n’ai pas envie de
céder mon château à n’importe quel émir arabe, même pour
t’offrir le manoir normand de tes rêves.
Madeleine
préféra ne pas lui faire remarquer qu’il y avait fort peu de
chances, hélas, pour qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce
coin perdu du Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur
ferait l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix.
Le ton dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur
« manoir normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y
pensa plus. Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs
meubles et tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces
en fonction des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé
de mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette
tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à
elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la
trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les
lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du
caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt
facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez
tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien
sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas
née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands
assez mal en point.
Franck
retira toutes les housses blanches recouvrant les meubles de Treilly,
tant au premier étage qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les
volets, puis il commença à explorer chaque tiroir de chaque
secrétaire, commode, buffet ou armoire, un gros sac poubelle en
plastique à ses côtés. Certains objets n’étaient même pas
identifiables, rebut de rebut… Il y avait des amas de carnets de
comptes qu’il jeta, de faire-part de mariages qu’il jeta aussi,
de vieilles cartes de visite mentionnant des personnes au cimetière
depuis des lustres, toute la correspondance amoureuse de ses
grands-parents qu’il ne se sentit pas le droit de lire et préféra
brûler, les lettres enfantines adressées par ses soeurs et lui à
sa grand-mère et à ses tantes, qu’il conserva, quelques lettres
de ses parents, une épaisse correspondance de sa première femme,
toujours accompagnée de photos, qui l’étonna, de nombreuses
cartes postales adressées à ses tantes qu’il ne put se résoudre
à voir disparaître, d’innombrables coupures de journaux dont il
ne comprit pas la présence, des généalogies qu’il conserva bien
sûr, des papiers très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries
qu’il ne put déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans
un secrétaire fermé à clef.
Quand
il en eut fini avec les papiers, il se lança dans le tri du linge de
maison. C’était ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés,
ornés de couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater
qu’ils partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les
broderies et les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y
avait de même un nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi
armoriés, mais hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter.
D’autres écrins, plus vastes, avaient contenu de l’argenterie
dont il ne trouva pas traces.
Ce
travail de titan était ponctué par les visites des agents
immobiliers flanqués de leurs clients. Au début, il lui était
pénible d’assister à leurs déambulations chez
lui
et d’écouter leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis,
tapisseries ou porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas
grand-chose – et leurs plans de décoration future, toujours
catastrophiques à son sens car il souhaitait que rien ne changeât,
puis il se dit que cela l’aiderait à se faire une idée des futurs
acquéreurs de Treilly. Et à repousser vigoureusement leurs diverses
propositions. L’un confondait avec entrain tous les styles. L’autre
prenait les meubles troubadour de la grande salle à manger pour de
l’authentique Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre
sur deux pour créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait
l’intention d’aménager des chambres dans la grande galerie.
Celui-ci voulait repeindre les belles boiseries de chêne dans un
camaïeu de roses et d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à
la française par un golf miniature… Rien n’était acceptable.
Les agents immobiliers commencèrent à se décourager et leurs
visites à s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des
nouvelles, mais elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir
normand…
A
la demande de Franck, un expert de Sotheby’s vint examiner
mobilier, bronzes, porcelaines, tapis et tapisseries et ce qu’il
restait d’argenterie. Il en fit quatre lots que l’on tirerait au
sort. Ensuite, chacun pourrait échanger ce qui ne lui plairait pas,
Franck ne voulait pas se retrouver avec l’ensemble de la literie et
tous les meubles troubadour.
Cette
fois encore, ses sœurs préférèrent loger à l’hôtel et ils
dînèrent tous les quatre dans un charmant moulin des environs –
ni Madeleine ni les conjoints n’avaient été conviés à ce
partage strictement familial. La seule exigence de Franck était que
ses sœurs fissent rapidement prendre par des déménageurs leur
part, ne voulant pas être tenu pour responsable d’un cambriolage
toujours possible en dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles
hasarda qu’il serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie
réception à Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait
et toutes comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois
envolé le tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie
dans son château que l’on allait amputer des trois quarts de ce
qu’il renfermait.
Il
passait tout son temps à Treilly et ne venait même plus une semaine
par mois à Paris, comme il l’avait promis à son épouse. Il y
avait tant à faire…
Puis
arrivèrent les déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand
soin. Les pièces lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien
gros. Il appela Madeleine à la rescousse.
Elle
déclara que le château gagnait beaucoup à ce nouveau
dépouillement, car il ressemblait auparavant à la décharge d’un
brocanteur. Elle n’avait même pas parlé d’antiquaire et Franck
fut un peu vexé. Madeleine s’affaira avec une bonne humeur
contagieuse. Un lit mis au rebut au grenier fit un ravissant divan,
une fois bien recouvert et garni de coussins neufs. La colonie de
chaises placées contre les murs semblaient monter la garde en
espérant on ne savait quoi. Disposées deux par deux de part et
d’autre de simples guéridons, elles avaient déjà meilleur air.
De nombreux fauteuils boiteux ou éventrés peuplaient aussi le
grenier. Une fois recollés et retapissés, ils devinrent fort
élégants. Madeleine avait des doigts de fée et un enthousiasme
intact. Elle attaqua Treilly pièce par pièce. Elle aurait bien aimé
oser des couleurs vives, des camaïeux surprenants, mais sur ce point
Franck resta très ferme. Certes, elle donnait au vieux château un
indispensable coup de neuf, mais il fallait le laisser dans son jus,
remplacer une tenture défraîchie par son sosie, un velours passé
par un autre de même facture. C’était un peu frustrant, mais elle
obtint de choisir les nouveaux matériaux en s’appuyant sur
l’envers du décor. Un velours devenu d’un rose fané se révélait
avoir été d’un rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses
teintes de ciel des tropiques.
Franck
rangeait, Madeleine collait des papiers peints, tendait des soies aux
murs, recouvrait les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson
ou les tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais
Franck ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan,
devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était
un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il
s’était nourri de sa substance.
Au
bout d’un an de labeur acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau
dans ses vêtements neufs, était enfin digne d’être admiré.
Franck s’en ouvrit à Madeleine et ils décidèrent de convier à
leur fête le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs,
les trois sœurs de Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de
son premier mariage, mais qui se trouva par malheur retenu pour
affaires à Canton. Cette fois, ceux du village ne furent pas
invités. Madeleine avait fait appel à un traiteur et un fleuriste.
Tous les salons furent ouverts. Un orchestre avait même été
installé dans la grande galerie du premier étage pour faire danser
la jeunesse – pour une fois que la galerie allait servir…
L’enfilade
des salons et salles à manger repeints de frais, les meubles garnis
de belles soieries, l’excellence du champagne et des petits fours,
la magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire
la grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête…
Madeleine, très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de
soie verte changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.
– On
croirait presque qu’elle « est née », murmura l’une
des sœurs à l’oreille de l’autre.
– On
pourrait la prendre pour une vraie comtesse, même si un remariage ne
donne évidemment droit à aucun titre.
– Mais
comme tout le monde est aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le
Jockey Club ou tous les ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è
seraient bien ternes sans aucune duchesse, marquise ou comtesse
« vraies » ! Nous-mêmes…
Toutes
trois étaient en effet divorcées et ne se gênaient guère pour
porter les tires de leurs nouveaux époux, même si elles savaient
pertinemment n’y avoir aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à
dire que la fête était splendide et que Madeleine et Franck avaient
accompli des miracles.
Madeleine
souriait bravement à tous, mais elle était exténuée, refusant de
l’admettre et tenant bon tant que le dernier invité ne fût pas
reparti. En montant dans « leur » chambre, qui était à
présent celle du balcon, la plus belle du château et se trouvait au
premier étage, elle s’entortilla les pieds dans la traîne de sa
robe, glissa, ne parvint pas à se rattraper et sa tête heurta
durement le coin de marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit
d’os éclaté, comme un œuf coque que l’on écrase, un mince
filet de sang.
Franck
était parti humer l’air de la nuit et savourer une dernière coupe
sur la terrasse, contemplant l’évasement de la vallée et l’ample
courbe de l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il
frissonna et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva
Madeleine, renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa
belle robe de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une
fracture du crâne et à une mort instantanée.
Franck
lui fit de belles funérailles, moins émouvantes pourtant que celles
de sa tante, car le village ne la connaissait guère et les Parisiens
ne furent pas très nombreux à se déranger – on vient plus
volontiers à une soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut
ensevelie dans l’enclos familial, à côté de tante Yolande.
Franck hésita longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de
comtesse qu’elle avait tant prisé, puis il s’y résigna avec
mauvaise humeur sur les instances de ses sœurs qui firent valoir que
Madeleine ne pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre
enterrée là. Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même
s’il l’avait fait pour sa grand-tante.
Et
Franck reprit tout naturellement ses veilles solitaires de
sentinelle. Madeleine avait terminé son rôle de décoratrice, elle
n’aurait plus été utile à grand-chose. Treilly n’admettait pas
n’importe qui pour cette fonction de sentinelle, certainement pas
quelqu’un qui « n’était pas né », quelqu’un qu’on
« ne connaissait pas »…
La sentinelle
– Votre tante Yoyo…
Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de Treilly… Je sais
que je vous appelle un peu tard…
– Oui, que se passe-t-il ?
répondit Franck de Pompagnac avec nervosité. A-t-elle un problème
?
Il y eut un long silence sur la
ligne et Franck regarda avec étonnement sa main qui tenait le
combiné et qui tremblait. Il avait quitté en parfaite santé sa
tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas mariée et préférait
en conséquence se faire appeler la comtesse de Treilly, un titre du
Saint Empire Romain Germanique porté dans sa famille par les femmes
depuis des lustres. Sa vieille tante de quatre-vingt-douze ans vivait
seule en son immense château de Treilly, ancienne forteresse des
Bourbons entièrement remaniée et rendue plus confortable par un
ancêtre argenté, sous Louis XV. La place forte y avait gagné des
fenêtres plus larges rendant la demeure claire et accueillante, un
bel escalier pour y accéder, un toit à la Mansart et un premier
étage comportant un cabinet de toilette pour chaque chambre, luxe
insolite pour l’époque. De son passé de forteresse, elle avait
gardé la fière poterne d’entrée, autrefois pont-levis, le dessin
des douves à présent converties en prairies, deux tours isolées
jadis reliées aux remparts et maintenant transformées en chapelle
et pigeonnier. Surtout, le château jouissait toujours, du haut de
son éperon rocheux, d’une vue incomparable sur l’Allier et ses
capricieux débords capables de noyer sous l’eau une bonne partie
des plantations de peupliers de la vallée. A Treilly pourtant, on
restait toujours à l’abri des crues du fleuve, que l’on
observait de haut, avec une certaine admiration pour ses furies et
ses folies.
Aussi loin qu’il s’en
souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly, d’abord avec sa
mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur aînée,
Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se faire
religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort du
grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois femmes
étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles de la
famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr
embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur
mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus
lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice
comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates
avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait,
c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers
champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la
terrible « dérogeance ». La République avait sans doute
remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition
était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée
non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à
ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de
l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie
sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par
l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler
d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme
dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux
différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.
Quand Franck songeait à sa
grand-mère, il la revoyait, grande, droite et menue, toujours vêtue
de noir en souvenir de son deuil – une couleur qu’elle n’avait
plus quitté depuis ses trente ans et l’annonce de la mort « au
champ d’honneur » de son mari. Franck avait ensuite découvert
que ledit champ d’honneur n’était qu’une stupide colline
coiffée par une batterie allemande, quelque part dans les Ardennes,
qu’un colonel borné avait commandé à son jeune lieutenant de
prendre d’assaut avec ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre
idiot et inutile, son grand-père avait écrit sa dernière lettre à
sa femme pour lui dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants.
Il savait n’avoir aucune chance de revenir vivant de sa mission,
mais il était désolé d’entraîner aussi ses hommes dans la mort.
Une mort qui n’avait bien entendu servi à rien… C’était ce
genre d’acte que l’on appelait alors « mourir au champ
d’honneur », sans même maudire le chef incapable ayant osé
un tel ordre.
Sa tante Yoyo avait été fort
belle dans sa jeunesse, grande et mince beauté brune et piquante.
Elle avait connu à vingt ans une période de liberté et d’héroïsme
qui avait duré trois ans, lorsqu’elle s’était engagée comme
infirmière de guerre et combattant volontaire et avait été envoyé
servir au Maroc. Les batailles ne faisaient pas vraiment rage dans ce
pays, mais c’était une bonne base pour préparer une future avance
des forces libres par le Sud. Yolande y avait connu une vie de
garnison qui l’avait enivrée et renforcée dans ses amours
militaires. Elle s’était sentie utile en plein bled, s’affairant
autour de Casa pour vacciner les populations, soigner les enfants,
accoucher les mamans. Jamais, elle n’avait été aussi heureuse.
Franck se demandait encore quelles aventures elle y avait connues,
car il ne faisait pour lui aucun doute qu’elle y avait été fort
courtisée et plus d’une fois demandée en mariage, mais avait-elle
cédé pour autant à l’un des brillants officiers qu’elle
admirait tant ? Il se posait encore la question et n’avait
jamais osé l’interroger sur ce point. Peut-être avait-il eu
tort ?
L’armistice signé, Yolande
avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa mère et sa
sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus séjourner à
Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à l’évidence
souhaité se marier et fonder une famille, aimer un homme, mais sa
mère avait toujours veillé à écarter les prétendants, ne les
jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la convaincre de les
refuser. Celui-ci était beau, mais de famille obscure. Il « n’était
pas né », comme disait alors la vieille comtesse de Pompagnac.
Si la famille d’un autre était parfaite, c’était alors le
physique ou la fortune qui ne donnait pas satisfaction. Un autre
semblait doué de toutes les qualités, mais la vieille comtesse
avait découvert avec horreur qu’il était athée et peut-être
même communiste ou du moins un sympathisant des idées de gauche. De
mariage, on n’avait plus parlé.
Et Yolande s’était doucement
fanée aux côtés d’une mère tyrannique et d’une sœur si
confite en dévotions que l’on avait l’impression que rien de
matériel ne pouvait vraiment l’atteindre. De son passé
d’infirmière, elle avait gardé l’habitude d’assister les
malades du petit village de Treilly, de faire les piqûres et de
remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait approuvé cette
œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne se fît pas
payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au village, mais
n’avait guère arrangé les finances familiales, toujours au plus
bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne rapportaient jamais ce
qui avait été prévu, les bûcherons ayant appris à gruger ces
trois femmes seules. Les fermages rentraient avec un retard
considérable, quand ils rentraient, et c’était la même chose
pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant et toujours
fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles passé bien
des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit de la
vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était pas
« déroger »…
Franck avait toujours vues
occupées les mains de sa grand-mère et de ses deux tantes. La
vieille comtesse était morte centenaire d’une bronchite, toujours
aussi autoritaire et exigeante envers ses filles. Marie-Anne avait eu
une attaque dont elle ne s’était jamais remise et Yolande avait
tout naturellement soigné sa sœur comme elle l’avait fait pour sa
mère et ceux du village avant elles. Puis Marie-Anne s’était
doucement éteinte dans son sommeil, comme une petite lampe qui
vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort que dans sa vie.
Depuis dix-huit ans, Yolande
vivait donc seule dans son immense château d’un autre temps. Comme
elle faisait elle-même valoir les bois, plus ou moins bien, et
louait les prairies domaniales, elle avait obtenu le statut
d’exploitante agricole et jouissait donc d’une mince retraite,
bien insuffisante pour la faire vivre, même frugalement, et surtout
pour entretenir une si vaste demeure. Ses neveux et nièces y
venaient rarement, affectant de bouder Treilly quand ils avaient
appris que Franck seul en hériterait, disposition prise jadis par sa
grand-mère. Elle ne s’était bien sûr nullement souciée des
droits fiscaux qu’il aurait alors à acquitter, une succession de
tante à neveu étant soumise à des impôts maxima. Ce genre de
considérations n’avait jamais vraiment préoccupé la vieille
comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV, qu’elle préférait de
beaucoup à son successeur trop conciliant. Et Yolande, qui ne
s’était pas non plus posé trop de questions, ayant jugé une fois
pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à son neveu en le
couchant sur son testament, trouvait tout à fait normal qu’il se
chargeât désormais de la gestion et de l’intendance du domaine et
qu’il rajoutât une somme rondelette chaque mois pour l’entretien
courant de la bâtisse, sans parler des travaux indispensables après
chaque catastrophe : écroulement de la belle balustre de pierre
de la terrasse surplombant l’Allier et menace de voir le terrain
glisser dans le vide, raccords des ardoises des toits et des vitres
brisées à chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit
fenêtres… Il avait de même fait installer le chauffage central au
rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir
jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour
continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors
ni vraiment se chauffer ni bien se laver.
Tant que Yolande avait été
valide, elle passait l’aspirateur et aérait chaque semaine
l’immense galerie aux ancêtres du premier étage, les dix chambres
et leurs cabinets, travail inutile puisque personne n’y venait
jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa tante en
forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à l’âge
de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa vétuste
4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses tournées
médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le nouveau
médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des diplômes si
vétustes et des mains plutôt tremblantes…
Puis elle avait été surprise
par les gendarmes – des nouveaux aussi, qu’elle ne connaissait
guère, les anciens ne l’auraient jamais ennuyée pour si peu –
en flagrant délit d’excès de vitesse. On lui avait retiré son
permis et elle n’avait pas réussi à le repasser. Les questions du
code surtout lui avaient paru aussi barbares que loufoques. Franck
avait alors obtenu de la mairie, même si le maire, socialiste,
n’appréciait guère cette vieille fille comtesse et propriétaire
d’un château démesuré, une aide à domicile. La jeune fille
était brouillonne et assez inculte, mais elle avait un charmant
sourire et entourait de tendresse la vieille demoiselle. Désormais,
c’était cette Karine qui se chargeait des courses et d’un
semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande, torturée par les
rhumatismes, avait renoncé à monter au premier étage, dont on
avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait préféré
s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée. C’était
Karine qui l’appelait…
Peu à peu, même le
rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures fantomatiques. On
n’enlevait plus jamais les housses blanches, de vieux draps
reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du grand salon.
Bibelots, potiches et candélabres avaient également été
recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects
hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une
fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes
de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables
travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient
devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler,
effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de
s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand
salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre
changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était
bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais
songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde
savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule
dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne
fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux
bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors
d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à
forcer.
Par chance, Treilly ne se
trouvait pas sur les itinéraires touristiques de la région. Nul
antiquaire en mal de larcins ne s’y était jamais intéressé.
Personne ne savait que des trésors d’art gisaient sous les draps
parsemés de crottes de souris et de toiles d’araignées :
bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et d’écailles de
tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères signées Jacob
aux pieds branlants maintes fois recollés, mais Franck tremblait à
chacune de ses visites et craignait de ne découvrir les traces d’un
cambriolage. En ce cas, sa tante n’aurait plus été en sécurité
à Treilly… Que faire alors ? La placer dans l’un de ces
mouroirs de province où les vieux indésirables ou impossibles à
soigner chez eux n’en finissent pas d’espérer la mort ?
Franck n’aurait jamais pu s’y résoudre.
Sa tante avait consacré sa vie
à tenter de lui garder Treilly. C’était sans doute un rêve fou
et déraisonnable, car elle était à présent bien incapable
d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille demeure, mais
elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Elle s’en
était faite la servante et la sentinelle,
au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie
personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été
supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire
immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que
Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante
en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était
demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant
toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort
propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.
Pour Franck, la seule solution
afin de garder Treilly aurait été de s’y installer et d’y
consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en faire la nouvelle
sentinelle.
Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de
ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient
retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous
deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la
belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout
de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer
la puissance des Bourbons.
Sa première femme avait déjà
refusé d’y vivre avec leur jeune fils, comme il le lui avait
autrefois proposé, ajoutant avec maladresse qu’il resterait à
Paris et ne viendrait que pour les week-ends, s’il n’était pas
en déplacement. Elle avait été affligée par la démesure de la
belle et vétuste demeure et peu désireuse de s’offrir ainsi trois
duègnes du même coup – les trois femmes vivaient encore. Elle
aimait peindre, avait fait l’Ecole du Louvres et se croyait quelque
talent. Un enterrement à Treilly n’aurait guère servi ce qu’elle
considérait alors comme une « carrière ». Puis ils
avaient divorcé pour d’obscurs motifs d’infidélité que Franck
n’avait guère compris, tant il lui semblait naturel qu’un homme
s’offrît quelques maîtresses. Il avait été élevé ainsi,
surtout durant les périodes qu’il avait passées à Treilly. Les
trois vraies femmes de sa vie, sa grand-mère et ses deux tantes,
trouvaient tout naturel le joyeux libertinage des temps jadis. Le
Bien-aimé, le plus bel homme du royaume, n’avait-il pas
collectionné les maîtresses sans beaucoup de discrétion ?
Bien sûr, il n’aurait guère été souhaitable que la propriété
pût avoir elle aussi son « Parc aux cerfs », tout
aristocrate ne pouvant imiter son roi…
Sa seconde femme, plus docile
que la première, moins artiste par bonheur et bien meilleure
maîtresse de maison, restait fort mal vue dans une famille si
catholique pour laquelle le divorce n’existait pas. Elle n’était
donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait plus de vingt ans
qu’il s’était remarié. De plus, elle avait l’immense tort de
« n’être pas née ». Dans ces conditions, il semblait
fort difficile à Franck de lui demander un tel sacrifice :
s’installer à Treilly et renoncer du même coup à toute vie
personnelle. Sauver un pareil château demandait bien sûr les plus
grands renoncements. Il aurait fallu se restreindre sur tout. Cesser
de voyager ou de louer une villa chaque été en Normandie, dire
adieu à ces petites soirées passées aux meilleures tables de
France qu’il affectionnait tant, arrêter de recevoir leurs amis en
leur faisant découvrir de merveilleuses vieilles bouteilles hors de
prix… Renoncer aussi à s’offrir à l’occasion de coûteux
cachemires et écharpes assorties, belles vestes de tweed le faisant
assez ressembler à un parfait gentleman farmer…
Le silence téléphonique
s’éternisait et Franck de Pompagnac reprit :
– Qu’a donc eu ma tante ?
Je l’ai encore vue il y a huit jours et elle était en parfaite
santé.
– Vous savez que je passe deux
fois par jour au château, le matin pour l’aider à se lever et à
faire sa toilette, lui porter ses deux repas, et le soir pour la
coucher et voir si tout va bien. En cas de problème, elle peut
toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée par terre dans sa
chambre, évanouie et le crâne en sang…
– Est-elle encore en vie ?
Franck, épouvanté,
s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille tante occupait
dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly… Elle disparue,
plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec elle, ce serait
toute son enfance heureuse qui disparaîtrait. Yolande avait tout
naturellement succédé à sa mère à la tête de l’intendance de
Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort effacé, trouvant
naturel de continuer à veiller sur le passé et de lui consacrer son
existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé ce qu’il
adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais comme il ne
trouvait pas de solution, il repoussait cette question en se disant
que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand âge. Sa
femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le principe
de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir normand qu’ils
achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée sur ce sujet,
pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son horizon
s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort sans doute
prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie comme une
mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de sa mère.
Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui disparaîtrait.
Certes, la propriété était mal entretenue, les allées plus jamais
désherbées ou ratissées, les branches mortes rarement enlevées
par des bûcherons pressés et pas trop zélés. C’était encore
pire à l’intérieur…
Outre le premier étage où nul
ne s’aventurait plus, outre le grand salon fermé et les meubles
mis sous housses, les autres pièces du rez-de-chaussée avaient peu
à peu pris cet air délabré régnant dans les demeures habitées
par de très vieilles personnes sans moyens financiers suffisants.
Plus personne n’allait dans la belle cuisine voûtée du sous-sol.
On avait aussi fermé la grande salle à manger pour ne garder
ouverte que la petite, autrefois celle des enfants. Le
bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se feutrait doucement
de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne était devenue un
débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne jetait jamais en
fait de vêtements usagés qu’on donnerait peut-être un jour « aux
pauvres », vieilles lettres, vieux journaux et prospectus
divers – elle avait même répondu avec une touchante constance,
tant qu’elle l’avait encore pu, à ce qu’elle nommait des
« réclames », en informant la société qu’elle la
remerciait de sa proposition mais n’y donnerait pas suite pour le
moment. Seuls le petit salon, une buanderie sommairement reconvertie
en cuisine, trois chambres, des toilettes et une unique salle de bain
vétustes servaient encore. Parmi les trois chambres, l’une était
celle de Yolande dans laquelle se passait à présent toute sa vie,
l’autre celle de Franck, mais la plus belle, la plus propre,
toujours aérée et fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait
occupée sa grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une
chambre, mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos
familiales et surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du
lit au baldaquin « à la polonaise » étaient
régulièrement changés, son peignoir bien disposé sur une chaise,
ses vêtements se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son
nécessaire de toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis
accessoires en ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une
élégante commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus
beaux meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués
depuis toujours.
– Elle est encore en vie,
monsieur le comte, répondit l’infirmière dans un murmure.
Franck respira plus librement,
tout à coup libéré d’un poids insoutenable. Pourtant, le ton
hésitant de la voix l’alerta et il demanda, plus brusquement qu’il
ne l’aurait voulu :
– Tout va bien, alors ?
– On ne peut pas vraiment dire
ça.
– Expliquez-vous, Karine !
Où est-elle ?
– J’ai aussitôt appelé son
médecin et il l’a fait conduire en ambulance à l’hôpital de
Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très bonnes. Elle est dans
le coma.
– On sort d’un coma.
– Dans son cas, je crains que
non. J’espérais que le médecin vous aurait prévenu. Sans doute
le fera-t-il demain…
– Je vous remercie, Karine, je
vais essayer de joindre l’hôpital.
– J’aurais peut-être dû
vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre que demain.
– Non, non, vous avez bien
fait et je vous remercie. De toute façon, je serai demain à Treilly
et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes bien occupée d’elle
et qu’elle vous appréciait.
– Moi aussi, je l’aimais
beaucoup. C’était une grande dame.
La voix de l’infirmière
chevrotait et Franck devina qu’elle pleurait, ce qui l’émut,
mais elle avait parlé à l’imparfait, ce qui lui sembla de bien
mauvais augure. Il y avait trois ans déjà que cette Karine soignait
sa tante et il savait qu’elle s’y était attachée. Il fallait
avouer que sa tante Yolande n’était pas bien exigeante et avait le
don de toujours s’émerveiller, comme une enfant, de la gentillesse
qu’on lui témoignait. Une autre en aurait peut-être profité pour
se faire offrir quelques bibelots ou même en dérober, mais Karine
n’était pas ainsi. Au début, Franck avait attentivement surveillé
que rien ne manquait, tâche presque impossible dans une demeure
aussi vaste, où l’on n’avait jamais rien jeté au fil des ans,
puis il lui avait fait confiance. Et à présent, elle aussi avait de
la peine…
– A demain, Karine, si vous
pouviez passer en début d’après-midi.
– Entendu, monsieur le comte.
Elle raccrocha et Franck demeura
quelques instants, l’appareil à la main, hésitant sur ce qu’il
convenait de faire à cette heure – il était près de minuit et sa
femme se trouvait avec des amies dans la villa qu’ils louaient à
Deauville. Il composa le numéro de l’hôpital sans grande
conviction. Il était trop tard pour espérer avoir un médecin en
ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante était encore en
vie…
La ligne sonna longtemps avant
qu’une voix féminine ne se décidât à répondre.
– Pardonnez-moi d’appeler si
tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de ma tante, Melle
Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée dans la soirée.
– Elle est dans le service de
réanimation, je vous passe la ligne.
Franck remercia et attendit un
long moment, écoutant la sonnerie résonner dans le vide. Enfin, on
lui répondit. Il répéta sa demande. Une voix ensommeillée finit
par dire :
– Il n’y a pas de médecin à
cette heure et je ne suis pas habilitée à vous donner ce genre
d’informations, rappelez demain matin.
– Je voudrais au moins savoir
si elle est encore en vie.
– Elle l’est, mais n’est
pas consciente.
– Je serai là demain.
– Il vaudrait mieux arriver le
plus tôt possible, si vous désirez la voir encore…
L’infirmière hésitait sur
les mots à employer et Franck cria presque :
– Vous insinuez qu’elle
risque de ne plus être en vie ?
– C’est une personne très
âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne se réveille pas
d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie n’a aucun
sens.
– Vous voulez plutôt dire que
vous avez besoin de son lit.
– Non, monsieur, on ne
sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en sortir. Bonsoir
monsieur.
Elle raccrocha. Franck, affolé,
ne savait à quoi se résoudre. Il pouvait se mettre au lit, avaler
un somnifère et partir aux aurores, mais il restait hanté par la
peur de n’arriver trop tard. Il n’avait pas vu sa mère lors de
ses derniers instants et s’était promis d’être là pour sa
tante. La nuit, on roulait bien, mais il y voyait mal et n’aimait
guère conduire dans l’obscurité. Pourtant il préféra s’y
résoudre, jeta quelques vêtements et sa trousse de toilette dans un
sac, se prépara une thermos de café et prit l’ascenseur jusqu’à
son parking. Son Audi était rapide et confortable. Il n’y aurait
personne sur l’autoroute et il serait en trois heures à Moulins.
Après, il n’avait que trente minutes d’une route moins
confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait. Il hésita à
prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle connaissait à peine sa
tante, qui ne s’était jamais montrée accueillante à son égard
et cette histoire n’était pas la sienne.
Il roula beaucoup trop vite,
affolé à l’idée d’arriver trop tard et de répéter la même
fatalité que lors du décès de sa mère. Il n’avait pas assisté
à ses derniers instants après une rupture d’anévrisme et elle se
trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il était arrivé, car la
nouvelle l’avait touché à New York. Le cercueil était même
scellé et il n’avait pas été question de l’ouvrir. Son père
l’avait assuré que c’était préférable. Un peu lâchement, il
s’en était senti soulagé. Cette fois, il aurait plus de courage,
il se le promettait. Il dormirait quelques heures à Treilly et
serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait être là si une
irrévocable décision devait être prise.
C’était une nuit d’hiver
par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout clouté d’étoiles
et une lune presque pleine, jetant un halo d’argent sur une
campagne trop dépouillée à son goût. Il avait mis le pilote
automatique pour éviter d’être surpris par un radar. De temps à
autre, il portait à ses lèvres le goulot de la thermos et le café
était resté presque chaud, en tout cas revigorant. A cette heure,
ce n’était pas nécessaire de faire un détour pour éviter
l’agglomération de Moulins et ses habituels feux rouges. La ville
lui sembla très morne, toute engourdie par l’hiver. Il franchit
l’Allier, très haute après les fortes pluies des derniers jours.
C’était ce qu’il aimait en ce fleuve, son indiscipline et son
non conformisme. On ne savait jamais où s’engouffrerait son eau,
quels bancs de sable il envahirait et quels autres il choisirait de
laisser à découvert. Pour l’heure, les premières rangées d’une
plantation de peupliers, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait
dans les tourbillons jaunâtres. Puis ce fut la sinueuse allée de
Treilly et ses nids de poules, sa haute et belle poterne, l’étalement
blanc et serein du château. Cette longue et harmonieuse façade si
claire qu’elle parvenait à trouer la nuit lui serra le cœur.
Treilly avait perdu sa vieille maîtresse, son ultime sentinelle. Qui
veillerait sur lui à présent ? Le château lui parut bien
mélancolique et solitaire, si vaste, si désespérément vaste…
Franck laissa sa voiture devant
le perron, sortit son sac, actionna la fermeture automatique par
habitude et prit à la main un trousseau de clefs plus volumineux et
moins moderne que celui de son Audi. Il gravit les quelques marches
du perron, inséra dans la serrure la plus grande clef, poussa fort
et ouvrit avec la même éternelle difficulté la lourde porte
cloutée du château. Sa main savait exactement où trouver le
vétuste interrupteur et le lustre hollandais aux cuivres ternis
s’éclaira de petites lueurs bien insuffisantes à repousser toutes
les noirceurs du grand hall dont le parquet aurait eu grand besoin
d’être ciré – une constatation qu’il faisait à chaque fois,
de même qu’il se sentait attendri par le faible voltage des
ampoules électriques dont sa tante avait équipé chaque lampe de la
demeure, espérant ainsi réaliser de substantielles économies.
Il entra tout d’abord dans sa
chambre qu’il trouva exactement telle qu’il l’avait laissée la
dernière fois, une semaine plus tôt. Il y avait rassemblé le
mobilier qu’il aimait : un ravissant cabinet italien en nacre
et ébène qui aurait eu bien besoin d’être restauré, deux
fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à crémaillères, une
armoire, un coffre et une table de même époque. Si les pilastres en
chêne torsadé du haut lit en baldaquin semblaient faits pour défier
les siècles, il n’en était pas de même de la tapisserie du
baldaquin, une verdure laissant en maints endroits voir sa trame. Il
y avait même des bûches dans le panier posé près de la massive
cheminé de pierre blanche. La pièce était glaciale. Un vent coulis
désagréable passait par les joints de la fenêtre, qui fermait mal.
Il se hâta d’en tirer les rideaux et d’ouvrir en grand les deux
radiateurs de la pièce, qui mettraient au moins trois bonnes heures
à réchauffer cet espace glacé. Puis il s’agenouilla devant la
cheminée, disposa vieux journaux, petits bois et bûches avec la
dextérité d’une longue habitude, alluma la flambée qui prit tout
de suite et disposa avec soin le pare-feu.
Il hésita à se plonger dans un
bain, mais il y renonça. Avant de se glisser sous la superposition
de couverture coiffée par une couette bien ronde, il ne put
s’empêcher de faire sa ronde habituelle après avoir allumé la
lampe de poche qui ne quittait jamais sa table de chevet, précaution
indispensable étant donné l’âge canonique de l’installation
électrique de Treillis. Il aimait le château ainsi assoupi, tout à
coup happé par un cône de lumière qui n’en révélait que des
détails en en masquant l’état général, guère brillant.
L’enfilade des salons et salles à manger donnaient tous sur le
hall central, mais on pouvait aussi passer d’une pièce à l’autre
en décrivant un vaste arc de cercle, forme de l’arrière du
château, la partie donnant en terrasse sur l’Allier. Les pièces
avaient un aspect paisible, les meubles ainsi transformés en
fantômes blancs. Son pauvre château, qu’allait-il devenir à
présent qu’il avait perdu sa dernière sentinelle ?
Bien sûr, sa femme n’aurait
qu’une hâte : le mettre en vente pour acheter enfin le manoir
normand dont elle rêvait depuis des années et qui serait tellement
plus confortable et plus facile d’accès que son malheureux
Treilly. Elle consentait à conserver quelques meubles, les moins
encombrants, quelques tableaux, les plus petits, mais tout le reste
serait également vendu. Ce lui serait un crève-cœur. Et puis, en
cette période de crise, qui pourrait acquérir une pareille demeure,
si vaste, si belle et si vétuste ? Si le Conseil Général se
décidait à faire un effort et à racheter Treilly, qu’en
ferait-il ? Un musée poussiéreux que nul ne visiterait
jamais ? Une maison de retraite où de pauvres gens y mourraient
d’ennui avant de mourir tout court ? Une colonie de vacances
pour des galopins peu soigneux qui auraient vite fait de massacrer ce
qui subsistait encore ? Il y avait peu de chances pour qu’un
émir arabe allât s’installer ou envoyât ses femmes en vacances
dans cette campagne perdue du centre du pays et dépourvue de grands
attraits touristiques. Y aménager un relais-château aurait bien sûr
été la meilleure des solutions, mais Treilly restait désespérément
à l’écart des routes touristiques.
Si sa tante devait rester à
l’hôpital, le plus urgent serait de trouver des gardiens acceptant
d’y habiter, des personnes de confiance qui n’iraient pas
déménager en douce meubles, toiles, tapisseries, cristaux et
porcelaines, mais où trouver de telles perles et avec quel argent
les payer ? Il était loin, le temps où l’on pouvait encore
loger des gens en échange de tels services. A présent, il fallait
aussi un salaire et sans doute des travaux de rénovations importants
pour moderniser l’espace qu’ils occuperaient. Franck ne voyait
pas de solutions à ses problèmes. Il fallait absolument que sa
tante pût guérir et que Treilly retrouvât sa fidèle sentinelle.
D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il souhaitait avec un
désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé de la meilleure
part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.
Quand il rentra dans sa chambre,
la température ne s’était guère améliorée. Il faisait presque
toujours aussi froid. Il se déshabilla aussi vite qu’il le put,
enfila un t-shirt et s’enfouit sous l’amas de couvertures. Les
draps lui semblèrent glacés. Trop de pensées sombres l’occupaient
et il préféra prendre à titre préventif un cachet de Stilnox pour
jouir de quelques heures de sommeil avant d’affronter l’hôpital
et l’insupportable vision de sa tante inconsciente, elle qui était
toujours restée si gaie et si bavarde, même si elle ne pouvait plus
guère se déplacer. Il s’était souvent demandé la raison de
cette joie immuable, alors qu’elle n’avait sans doute pas connu
l’amour, pas pu fonder la famille à laquelle elle aspirait, alors
qu’elle était demeurée, année après année, la dévouée
gardienne de Treilly, auquel elle avait sacrifié toute vie
personnelle, toute ambition, tout plaisir, toute distraction. Seuls
les vieux fermiers du coin venaient encore la voir. Même le nouveau
curé hésitait à trop se montrer au château, se contentant de lui
porter la communion une fois par mois.
Depuis la mort de sa mère, puis
de sa sœur, Treilly avait été l’unique compagnon, confident et
protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y venait guère qu’une
semaine par mois. Les derniers temps, elle n’écoutait même plus
la radio ou la télévision, se contentant de se faire conduire le
matin jusqu’à son large fauteuil à oreillettes, placé contre la
fenêtre d’où elle voyait toute l’étendue de la terrasse
surplombant fièrement la vallée et le cours si capricieux de
l’Allier. Elle ne le quittait que pour prendre ses repas ou se
rendre, péniblement, en clopinant sur ses cannes, jusqu’aux
toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit, gardant l’impression
que l’élégante et vaste demeure continuerait jusqu’au bout à
veiller sur elle. D’ailleurs, Franck ne savait plus très bien qui
veillait qui, une étrange osmose s’étant opérée entre sa
vieille tante et son très vieux château. Sa tante Yolande était
entrée en religion de Treilly…
Il se releva soudain, pensant
qu’il n’était pas entré dans la chambre de sa tante. Il
répugnait à le faire en son absence, mais peut-être la pièce lui
apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y pénétra avec
réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris dont la vieille
demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur de renfermé. De
vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à couper le
chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par habitude,
Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à l’habituel
chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop faible voltage
répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota le fauteuil
renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa tante avait-elle
cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait perdu l’équilibre,
un verre et une assiettes brisées sur le tapis, puis il vit de
longues traînées de sang allant du fauteuil presque jusqu’au lit.
Elle avait dû tenter de s’y traîner en un dernier réflexe.
Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait plus que de
soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre tant de
sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait pas
contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans le
salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et
surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de
laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de
table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa
chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le
temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…
Il faisait un temps superbe, le
lendemain matin, et quelques oiseaux peu frileux chantaient sur les
branches dénudées des grands tilleuls bicentenaires. Le gel avait
mis une mince couche blanche sur l’herbe et les arbres et tout ce
givre étincelait au soleil. Il était déjà neuf heures du matin.
Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait voulu. Franck fila
sous la douche, à peu près chaude, remit les vêtements de la
veille pour gagner du temps, se fit chauffer un nescafé au four à
micro-ondes – une innovation qui avait enchanté sa tante –, puis
il s’engouffra dans sa voiture et fila en direction de Moulins, de
ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de son air un peu assoupi de
préfecture de province – les munificences des ducs de Bourbon
étaient bien oubliées…
A la réception de l’hôpital,
il se fit indiquer l’étage et le numéro de la chambre où se
trouvait sa tante, dans le service de réanimation. Quand il émergea
de l’ascenseur, une infirmière lui montra la bonne direction, tout
en lui demandant :
– Vous êtes de la famille ?
– Je suis son neveu.
– Je suis désolée, vous
arrivez trop tard, elle est décédée d’une commotion cérébrale.
– Quand est-ce arrivé ?
– A trois heures du matin,
cette nuit, mais de toute façon, son cerveau n’était plus
irrigué. Elle était déjà en état de mort clinique quand on l’a
amenée ici.
– Puis-je la voir et je
voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a soignée ?
– Bien sûr, suivez-moi. Je
préviens le docteur Claudin.
Elle le fit entrer dans une
petite pièce curieusement démunie de tout appareil médical. Il
examina les lieux avec suspicion.
– Je suppose que ce n’est
pas ici qu’on l’avait installée ?
– En effet. On l’a
débranchée quand la mort a été constatée et on l’a mise ici,
nous savions qu’un membre de sa famille venait la voir, son
infirmière nous avait prévenus.
– Je vous remercie.
Sa tante reposait paisiblement
dans un lit non médicalisé, un drap jaune tiré jusqu’à ses
épaules. On lui avait même remis son appareil dentaire. Sans doute
Karine, son infirmière, était-elle venue la voir de bonne heure ce
matin. Un soupçon de rouge à lèvres rehaussait sa bouche, un peu
de poudre unifiait son teint où se devinaient à peine les taches
brunes de la vieillesse, les taches de cimetière… Ses cheveux
blancs, lisses et bien coupés comme ils l’étaient toujours,
venaient d’être coiffés. La familière senteur d’iris errait
comme un fantôme aimé dans la pièce. Karine avait décidément
pensé à tout. Il ne manquait que la broche en diamants représentant
une tulipe qu’elle portait toujours, mais Karine avait sans doute
eu peur des voleurs. Sa tante semblait paisible, sereine. La mort
l’avait prise par surprise, sans l’entamer. Elle était morte en
paix, son devoir de sentinelle accompli jusqu’à l’ultime
instant. Il se pencha sur elle, déposa un baiser sur le front froid
et à peine ridé. Une rose, piquée dans un gobelet en plastique, se
dressait sur la table de nuit, encore une délicate attention de
Karine, qui n’ignorait pas combien sa tante avait aimé les fleurs
et surtout les roses. Les rosiers de la terrasse avaient longtemps
été l’objet de toute son attention.
Il avait pensé la trouver dans
le coma, mais pas morte, pas déjà. Il restait immobile devant elle,
hébété, incapable de pleurer, mais le cœur navré. Un léger coup
frappé à la porte le fit sursauter. Un homme d’une quarantaine
d’années en blouse blanche, l’air déjà fatigué, entra dans la
pièce et lui serra la main.
– Toutes mes condoléances,
monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma plutôt, sans
souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte. Celle que je nous
souhaite à tous.
– Je m’en veux tellement de
n’avoir pas été là. J’habite Paris, mais je venais passer
chaque mois une semaine avec elle à Treilly.
– Le château de Treilly ?
Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle vous revient ?
– En effet, mais je ne sais
qu’en faire. Notre vie est à Paris et en Normandie et ma femme ne
veut pas entendre parler d’une installation ici, mais en vendant
Treilly, j’aurais l’impression de tromper ma tante, de lui être
infidèle. Car elle lui a voué sa vie, vous savez.
– On peut s’éprendre
follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un amour plus absurde
qu’un autre.
– Ma tante a-t-elle reçu tous
les soins nécessaires ? Je veux dire, en dépit de son grand
âge, a-t-on tout tenté pour elle ?
– Quand elle est arrivée dans
mon service, elle n’était plus consciente. Je veux dire que même
si on avait pu maintenir les fonctions vitales, ça n’aurait servi
à rien. Elle n’avait plus de cerveau. C’était un légume, comme
on appelle ça. Dans son cas, la garder en vie n’aurait eu aucun
sens, mais son cœur s’est arrêté tout seul. On ne l’a pas
débranchée, si c’est votre crainte.
– Je vous remercie de me
donner ces explications, je me sens ainsi moins coupable. Quand
puis-je faire prendre le corps ?
– Il y a quelques papiers à
signer, mais les pompes funèbres peuvent venir dans l’après-midi.
– Je vous remercie.
Franck eut un dernier regard
pour sa tante, il serra la main du médecin et quitta l’hôpital.
Comme toujours, les magasins de la mort s’étaient installés juste
en face de l’entrée de l’hôpital. Il y en avait deux et Franck
choisit celui qui lui parut le moins prétentieux et le plus sobre.
Sa tante aurait détesté les dentelles synthétiques violettes et
les fleurs artificielles aux teintes heurtées de celui qu’il avait
écarté. Il entra et un vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter
le costume noir trois pièces et le sourire cauteleux de circonstance
vint s’enquérir sans phrases trop fleuries de ses besoins.
Après quelques hésitations,
Franck choisit un modèle en chêne car sa tante avait toujours aimé
ces arbres, très simple, sans bronze excessif. Il ne voulut qu’une
garniture blanche à l’intérieur. Il déposerait ensuite sur le
corps de sa tante le magnifique voile de dentelles de Malines offert
par la reine Marie-Antoinette à l’une de leurs aïeules. Sa
grand-mère, puis ses sœurs s’étaient mariées en portant ce
voile. Sa tante aurait dû le porter elle aussi si sa mère ne
l’avait sacrifiée à son égoïsme autoritaire, écartant l’un
après l’autre tous les prétendants de Yolande. Elle méritait
d’être ensevelie dans ce voile, même s’il devinait que ce ne
serait pas du goût de ses trois sœurs. Il y avait des années
qu’elles n’étaient venues à Treilly et il n’avait pas
l’intention de les consulter en rien, même s’il exigerait leur
présence. Il y avait des meubles à se partager et ce motif
suffirait à leur venue…
Le reste de la journée fut
consacré à prévenir son fils, toujours à Canton mais qui promit
son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille plus lointaine, le
curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger une annonce, la
plus brève possible étant donné les coûts prohibitifs, pour le
Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il trouvait l’usage
ridicule et démodé pour le premier journal, mais il savait que sa
tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de se faire lire la
rubrique nécrologique par Karine, secrètement enchantée
lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un plus vieux,
d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient rares, tous ceux
de sa génération ayant depuis longtemps disparu. Enfin, il restait
par bonheur « des noms qu’on connaît », sans doute les
enfants ou les neveux des disparus…
Il téléphona à la femme de
ménage qui venait une fois par semaine donner de ci de là un coup
d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd elle fut là, il la chargea
de faire en grand le ménage dans la chapelle où se trouvait encore
exposé le saint sacrement, comme l’attestait la petite ampoule
rouge toujours allumée, ainsi que dans le hall et la grande salle à
manger où il recevrait les gens du village et les quelques voisins
que sa tante connaissait encore, mais bien des propriétés avaient
changé de main et avaient été rachetées pas des fortunes
douteuses ou étrangères, ce qui était bien la même chose, bref
« des gens qu’on ne connaissait pas », qu’on ne
convierait évidemment pas. Puis arriva Karine, qui s’offrit
spontanément à donner aussi un coup de main. Ses yeux rouges
indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup pleuré. Outre une
enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré ses protestations
la belle tulipe en diamants convoitée par ses sœurs et tint à
l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au moins le mérite
de régler le problème du partage des bijoux, car il n’y en avait
pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons de manchettes en or
et la chevalière de son grand-père et ses sœurs s’étant déjà
partagé les quelques bijoux de leur grand-mère – il n’était en
effet pas question que sa nouvelle épouse, qui « n’était
pas née », pût en bénéficier. Madeleine avait serré les
dents sans rien dire…
Franck avait décidé que le
cercueil serait exposé dans leur chapelle jusqu’à la messe
mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus tard, il venait de
s’arranger téléphoniquement avec le curé. Chaque habitant de
Treilly pourrait venir se recueillir quand il le voudrait devant le
cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée dans l’une des
anciennes tours de l’antique forteresse – la seconde avait servi
de pigeonnier. Après l’enterrement et la descente en terre dans
leur petit cimetière privé jouxtant celui de la commune, mais
auquel on accédait par une porte spéciale – ceux du château ne
mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village –, Franck
offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du mousseux à
tous dans la grande salle à manger. Un solide dépoussiérage
s’imposait donc…
Karine promit de coller sur les
portes de la mairie et de l’église une simple annonce que Franck
avait rédigée et imprimée sur la petite imprimante installée avec
l’ordinateur dans la bibliothèque, avisant le village du décès
de sa tante, de la date de ses funérailles et invitant ceux qui le
souhaitaient à venir dès ce soir se recueillir devant son cercueil.
En fin de journée, tout était presque réglé lorsque la voiture
des pompes funèbres arriva avec le cercueil. Les deux femmes avaient
ensemble décoré la chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck
avait en plus commandé dix pots d’azalées blanches en se disant
qu’il n’avait jamais songé, hélas, à en offrir à sa tante
lorsqu’elle était encore vivante. Elles avaient sorti le meilleur
dessus d’autel à la belle dentelle un peu jaunie et épousseté
les prie-Dieu couverts de velours rouges. Il n’y avait plus une
toile d’araignée. Les chandeliers d’argent brillaient, des
cierges tout neufs y avaient été placés. De multiples verres
rouges garnis de petites bougies rondes faciles à remplacer étaient
posés partout dans la chapelle et leurs lueurs toutes gaies
l’emplissaient d’une lumière très douce. Les décorations de sa
tante, croix du Mérite, croix du Combattant Volontaire et Légion
d’Honneur, reposaient sur un petit coussin, également de velours
rouge. La chapelle avait bon air, tout était parfait et Franck se
dit que sa tante Yolande aurait été satisfaite.
Son fils Rodolphe, même s’il
travaillait à Canton, arriverait le lendemain en même temps que sa
femme et ses soeurs, mais il avait voulu se charger seul de la
dernière apparence de la morte. Le cercueil n’était pas encore
refermé. Karine avait revêtu la vieille demoiselle de sa meilleure
robe, en velours bleu roi, qui avait déjà quelques années mais
paraissait presque neuve, elle avait été si peu portée. Puis ils
avaient ensemble drapé sur elle le beau voile de dentelles de
Malines qui auréolait sa tête comme celle de la Vierge de la
Macarena, à Séville, mais les visages n’avaient pas le même âge…
A sa façon, Yolande restait belle dans la mort et tous pourraient la
voir ainsi, maigre et fripée, certes, mais ses beaux traits encore
parfaitement ciselés. Il aurait été insupportable à Franck que sa
femme, si étrangère à tout ce qui concernait Treilly, ou ses
sœurs, qui n’y étaient pas venues depuis des années, mais
restaient toujours aussi péremptoires sur tous les sujets, pussent
décider à sa place de ce qu’il convenait ou non de faire pour la
morte dont elles s’étaient si peu souciées, vivante. Quant à son
fils, il se préoccupait surtout d’efficacité américaine et
n’avait pas encore contracté le virus de Treilly. Il était trop
tôt… Lui-même ne l’avait ressenti que fort tardivement.
Il avait rendez-vous le
lendemain matin avec le curé pour régler la cérémonie mortuaire,
choisir les chants et les prières, mais il savait déjà qu’il
voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de Mozart et l’Ave Maria
de Charles Gounod interprété par la soprano Victoria Taranova. Il
ne voulait rien d’autre et surtout pas ces chants grelottants et
frileux massacrés par de vieilles femmes essoufflées dans les
petites églises de campagne, accompagnés du martèlement
épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la décharge. Il
avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois
enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon
état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme
ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu
visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait
décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour
l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais
il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours
s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si
parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie
fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de
Treilly.
Il n’avait pas eu le temps de
déjeuner et s’aperçut qu’il avait faim. Karine, toujours
prévenante, lui avait laissé deux sandwiches et un carafon du
meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au fort parfum de
violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même vin, ainsi que
des amandes et des pistaches jetées dans des coupes, avaient été
disposés dans la grande salle à manger. Franck pensait que ces
préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais il se trompait.
Déjà, la première voiture se présentait dans la grande allée
veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup d’autres. Tout le
Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà revêtu ses beaux
habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un mariage ou d’un
enterrement : costumes noirs et cravates pour les hommes,
tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup portaient
des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se demandait
comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les employés
des Pompes Funèbres étaient décidément capables d’opérer des
prodiges de célérité.
Il descendit les marches du
perron et marcha à leur rencontre pour leur ouvrir les portes de la
chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur précautionneuse, se
signèrent devant la petite ampoule rouge, même le maire qui était
communiste, mais ne manquait pas un office. Ils firent le tour du
cercueil, se recueillant un instant devant le beau visage parcheminé,
puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils étaient venus tous
ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les Anciens Combattants
déposèrent sur le cercueil une gerbe de glaïeuls rouges, sans
pouvoir deviner que Yolande avait toujours détesté cette fleur
qu’elle trouvait « trop empesée ». C’étaient ses
termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban portant ces mots :
« A notre vaillante comtesse ». On admira beaucoup les
magnifiques dentelles de Malines jadis offertes par la reine
Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles allaient très bien à
« Mademoiselle la comtesse » et lui faisaient comme une
parure de mariée.
L’ombre du soir tombait peu à
peu sur Treilly. Seules les pierres si blanches de la façade
parvenaient encore à en repousser les noirceurs. Franck alluma les
lanternes extérieures, qui les caressèrent de blondeur. Un peu
intimidés et protestant « qu’il ne fallait pas », mais
secrètement ravis d’être reçus au château, les habitants du
village entrèrent dans le hall, puis dans la grande salle à manger.
Franck les servit et le Saint Pourçain généreux ne tarda pas à
délier les langues. Le ton monta, quelques rires fusèrent, mais ils
ne semblèrent pas incongrus à Franck. Chacun avait une anecdote à
rapporter au sujet de « Mademoiselle la comtesse »,
disant comment elle avait jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la
petite à Prentout, guéri les répugnants abcès du père Malaucène,
accouché seule la femme Germain quand le docteur, surpris par la
tempête, n’avait pu arriver à temps. Franck fut touché de voir à
quel point elle était aimée, dans ce modeste petit village oublié
par les circuits touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il
n’y avait rien à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses
portes que pour la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes,
le reste du monde l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis
longtemps, sa famille ne venait jamais la voir dans son grand château
inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en
lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il
moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce
pas certain…
Il y avait encore plus de monde
pour l’enterrement dans leur petite église de village,
magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du département car on
avait découvert dans le chœur des fresques du XV è siècle uniques
en leur genre. Pour une fois, sa tante, si effacée durant toute sa
vie, était la reine de la cérémonie. Tout le village était là,
mais aussi beaucoup de voisins que Franck n’avait pas vus depuis
longtemps, bien sûr des « gens que l’on connaît » !
Son fils lui parut très beau dans son costume noir, le teint halé.
Ses sœurs et sa femme étaient belles et convenables dans leurs
vêtements de deuil, mais elles n’avaient pas à fournir les mêmes
efforts que lui pour ne pas éclater en sanglots. La musique qu’il
avait amoureusement choisie flottait dans l’église et s’envolait
sous les voûtes. Le curé, sans doute vexé, n’avait prononcé
aucune homélie, se contentant de lui faire signe de s’approcher du
cercueil et du micro au moment adéquat. Finalement, il garda son
papier dans sa poche. C’était à sa tante seule qu’il voulait
parler et il savait très bien ce qu’il avait à lui dire,
craignant seulement de n’être trahi par une voix trop tremblante.
Il parvint pourtant à l’assurer en commençant ainsi son petit
discours :
– Chère tante Yolande, bien
plus chère à mon cœur que vous ne pouvez l’imaginer, c’est
grâce à vous que nous voici tous réunis ici, pour vous aimer
encore, pour nous souvenir toujours…
Les mots venaient facilement et
Franck s’aperçut qu’ils émouvaient, parce qu’ils étaient
sincères. Il vit plus d’une femme sortir discrètement son
mouchoir et les hommes tousser pour se donner une contenance.
Il participa à la levée du
corps pour aider à porter le cercueil jusqu’au petit cimetière
familial. Il ne pesait pas bien lourd, elle s’alimentait si peu ces
dernières années. Il avait fait planter dans le minuscule enclos
privé trois rosiers blancs fleuris, dont les roses se flétriraient
à la première gelée, mais elles reprendraient ensuite. Il le
fallait, sa tante les avait tant aimées. Ce lui fut un déchirement
que de voir la bière descendre dans ce grand trou noir, si profond,
si triste, si esseulé.
Les prières terminées, il prit
brièvement le micro pour remercier l’assistance d’être venue si
nombreuse et la prévenir que tous étaient conviés à venir boire
au château à la santé de la morte. Il jugea ensuite l’expression
étrange, mais ne la corrigea pas.
On n’avait pas vu pareille
affluence à Treilly depuis le mariage de la plus jeune de ses sœurs.
Les portes étaient large ouvertes. Tous entrèrent un peu
gauchement. Pour certains, c’était la première fois qu’ils
étaient reçus à Treilly.
La veille, sa femme, Madeleine,
avait aidé Karine et Françoise, la femme de ménage, à cirer le
parquet et les meubles du grand hall et de la grande salle à manger.
On avait étendu sur la table « troubadour » une large
nappe bordée de dentelles et dûment armoriée qui avait bon air.
Des bouquets de houx et d’if décoraient le buffet de même style.
Les chaises avaient été repoussées contre les murs. Franck avait
exigé du vrai champagne, ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il
s’agissait d’honorer le souvenir de la dernière sentinelle de
Treilly. Il y avait bien sûr aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais
oblige, ainsi que de la viande froide, de la charcuterie et des
assiettes de fromages. Le ton monta rapidement. Chacun y allait de sa
petite anecdote sur « la vaillante comtesse du village »
et Franck se demandait avec un étonnement douloureux pourquoi il
n’avait pas songé à organiser pareille fête du vivant de sa
tante, pour ses anniversaires par exemple. Enfin, elle restait le
centre de la fête et il pensa à distribuer des images mortuaires à
tout le village. Elle y souriait pour toujours, jeune encore,
souriant sur le perron de Treilly, son seul amour.
Ses sœurs auraient bien voulu
que l’on fît, lors des jours suivants, les partages des meubles,
vaisselle, argenterie, bibelots et tableaux, mais Franck se réfugia
derrière le fait qu’il était nécessaire de faire venir un expert
pour repousser à plus tard la détestable corvée et il les vit
partir avec soulagement dès le lendemain sans même avoir couché
là. Même son fils avait préféré le confort d’un hôtel à
Moulins. Madeleine lui proposa de rester avec lui pour mettre un peu
d’ordre dans les vastes pièces délaissées, ce qu’il accepta
avec reconnaissance, redoutant sa nouvelle solitude à Treilly.
Bien vite, les initiatives de
Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait à tout, déplaçait tout
sous prétexte de rangement ou de nettoyage. Or Franck entendait tout
laisser exactement en l’état, comme si sa tante avait encore pu
veiller sur le château si aimé.
– Enfin, Franck, quand les
experts immobiliers viendront estimer le château, il faudra bien le
leur faire visiter des caves au grenier et, pour l’instant, c’est
dans un piètre état. On dirait que rien n’a jamais été jeté ou
trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux journaux, toutes ces
vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut les jeter. Il y a
aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras jamais réparer, mais
qui pourraient intéresser un brocanteur.
– Qui te dit que je ne lirai
pas toutes ces vieilleries ou que je ne me mettrai pas à recoller
tout ce qui en a besoin ?
Elle parut stupéfaite, tante la
tâche lui semblait immense et bien inutile, mais il avait pris un
air fermé qu’elle ne connaissait que trop et elle jugea plus
prudent de ne pas insister. Elle s’attaqua alors au contenu des
placards, armoires ou bahuts divers, mettant de côté ce qu’il
fallait nettoyer et garder et ce qui était bon pour la poubelle,
mais il ne cessait de rôder autour d’elle et de remettre ce
qu’elle avait écartés dans le tas des choses à conserver. On
n’arrivait à rien. Il critiquait chacune de ses initiatives et
devenait si odieux qu’elle décida de partir le troisième jour,
mais elle voulait auparavant rencontrer les experts immobiliers et
ceux qui estimeraient les meubles. Franck tenta de l’en dissuader.
Cette fois, il n’eut pas gain de cause.
Après bien des visites, bien
des notes griffonnées sur d’épais carnets, Madeleine fit aussi
ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé, une fois enlevées
les parts de ses belles-sœurs, que le modeste manoir normand auquel
elle rêvait depuis si longtemps prit des allures de fier château
campé dans un beau parc.
– Nous garderons quelques
meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière de concession,
mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te revient. Les
agences peuvent se charger des visites, elles ont l’habitude. Tu
sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de te changer les
idées. Ce serait trop triste de rester seul ici. Rentre avec moi.
– C’est trop risqué, il n’y
a pas d’alarme.
– J’ai appelé une société,
ils viennent tout à l’heure.
– Ca va coûter une fortune.
– Moins cher qu’un
cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.
Il n’y avait plus rien à dire
et il laissa Madeleine ranger leur chambre et boucler leurs sacs.
Pourtant, il se sentait désespéré.
Quand tout fut embarqué à bord
de l’Audi et le château fermé, la nouvelle alarme enclenchée, il
s’installa derrière le volant et lui dit soudain :
– Je te conduis à Moulins
pour y prendre le train. Je voudrais rester encore quelques jours,
trier les derniers papiers, voir à quoi ressemblent les visiteurs
que m’ont annoncés les trois agences auxquelles j’ai confié la
vente de Treilly. Je n’ai pas envie de céder mon château à
n’importe quel émir arabe, même pour t’offrir le manoir normand
de tes rêves.
Madeleine préféra ne pas lui
faire remarquer qu’il y avait fort peu de chances, hélas, pour
qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce coin perdu du
Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur ferait
l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix. Le ton
dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur « manoir
normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y pensa plus.
Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs meubles et
tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces en fonction
des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé de
mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette
tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à
elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la
trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les
lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du
caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt
facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez
tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien
sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas
née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands
assez mal en point.
Franck retira toutes les housses
blanches recouvrant les meubles de Treilly, tant au premier étage
qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les volets, puis il commença à
explorer chaque tiroir de chaque secrétaire, commode, buffet ou
armoire, un gros sac poubelle en plastique à ses côtés. Certains
objets n’étaient même pas identifiables, rebut de rebut… Il y
avait des amas de carnets de comptes qu’il jeta, de faire-part de
mariages qu’il jeta aussi, de vieilles cartes de visite mentionnant
des personnes au cimetière depuis des lustres, toute la
correspondance amoureuse de ses grands-parents qu’il ne se sentit
pas le droit de lire et préféra brûler, les lettres enfantines
adressées par ses soeurs et lui à sa grand-mère et à ses tantes,
qu’il conserva, quelques lettres de ses parents, une épaisse
correspondance de sa première femme, toujours accompagnée de
photos, qui l’étonna, de nombreuses cartes postales adressées à
ses tantes qu’il ne put se résoudre à voir disparaître,
d’innombrables coupures de journaux dont il ne comprit pas la
présence, des généalogies qu’il conserva bien sûr, des papiers
très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries qu’il ne put
déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans un secrétaire
fermé à clef.
Quand il en eut fini avec les
papiers, il se lança dans le tri du linge de maison. C’était
ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés, ornés de
couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater qu’ils
partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les broderies et
les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y avait de même un
nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi armoriés, mais
hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter. D’autres écrins,
plus vastes, avaient contenu de l’argenterie dont il ne trouva pas
traces.
Ce travail de titan était
ponctué par les visites des agents immobiliers flanqués de leurs
clients. Au début, il lui était pénible d’assister à leurs
déambulations chez
lui et d’écouter
leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis, tapisseries ou
porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas grand-chose –
et leurs plans de décoration future, toujours catastrophiques à son
sens car il souhaitait que rien ne changeât, puis il se dit que cela
l’aiderait à se faire une idée des futurs acquéreurs de Treilly.
Et à repousser vigoureusement leurs diverses propositions. L’un
confondait avec entrain tous les styles. L’autre prenait les
meubles troubadour de la grande salle à manger pour de l’authentique
Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre sur deux pour
créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait l’intention
d’aménager des chambres dans la grande galerie. Celui-ci voulait
repeindre les belles boiseries de chêne dans un camaïeu de roses et
d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à la française par
un golf miniature… Rien n’était acceptable. Les agents
immobiliers commencèrent à se décourager et leurs visites à
s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des nouvelles, mais
elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir normand…
A la demande de Franck, un
expert de Sotheby’s vint examiner mobilier, bronzes, porcelaines,
tapis et tapisseries et ce qu’il restait d’argenterie. Il en fit
quatre lots que l’on tirerait au sort. Ensuite, chacun pourrait
échanger ce qui ne lui plairait pas, Franck ne voulait pas se
retrouver avec l’ensemble de la literie et tous les meubles
troubadour.
Cette fois encore, ses sœurs
préférèrent loger à l’hôtel et ils dînèrent tous les quatre
dans un charmant moulin des environs – ni Madeleine ni les
conjoints n’avaient été conviés à ce partage strictement
familial. La seule exigence de Franck était que ses sœurs fissent
rapidement prendre par des déménageurs leur part, ne voulant pas
être tenu pour responsable d’un cambriolage toujours possible en
dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles hasarda qu’il
serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie réception à
Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait et toutes
comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois envolé le
tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie dans son
château que l’on allait amputer des trois quarts de ce qu’il
renfermait.
Il passait tout son temps à
Treilly et ne venait même plus une semaine par mois à Paris, comme
il l’avait promis à son épouse. Il y avait tant à faire…
Puis arrivèrent les
déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand soin. Les pièces
lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien gros. Il appela
Madeleine à la rescousse.
Elle déclara que le château
gagnait beaucoup à ce nouveau dépouillement, car il ressemblait
auparavant à la décharge d’un brocanteur. Elle n’avait même
pas parlé d’antiquaire et Franck fut un peu vexé. Madeleine
s’affaira avec une bonne humeur contagieuse. Un lit mis au rebut au
grenier fit un ravissant divan, une fois bien recouvert et garni de
coussins neufs. La colonie de chaises placées contre les murs
semblaient monter la garde en espérant on ne savait quoi. Disposées
deux par deux de part et d’autre de simples guéridons, elles
avaient déjà meilleur air. De nombreux fauteuils boiteux ou
éventrés peuplaient aussi le grenier. Une fois recollés et
retapissés, ils devinrent fort élégants. Madeleine avait des
doigts de fée et un enthousiasme intact. Elle attaqua Treilly pièce
par pièce. Elle aurait bien aimé oser des couleurs vives, des
camaïeux surprenants, mais sur ce point Franck resta très ferme.
Certes, elle donnait au vieux château un indispensable coup de neuf,
mais il fallait le laisser dans son jus, remplacer une tenture
défraîchie par son sosie, un velours passé par un autre de même
facture. C’était un peu frustrant, mais elle obtint de choisir les
nouveaux matériaux en s’appuyant sur l’envers du décor. Un
velours devenu d’un rose fané se révélait avoir été d’un
rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses teintes de ciel des
tropiques.
Franck rangeait, Madeleine
collait des papiers peints, tendait des soies aux murs, recouvrait
les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson ou les
tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais Franck
ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan,
devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était
un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il
s’était nourri de sa substance.
Au bout d’un an de labeur
acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau dans ses vêtements
neufs, était enfin digne d’être admiré. Franck s’en ouvrit à
Madeleine et ils décidèrent de convier à leur fête le ban et
l’arrière-ban de la noblesse des environs, les trois sœurs de
Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de son premier mariage,
mais qui se trouva par malheur retenu pour affaires à Canton. Cette
fois, ceux du village ne furent pas invités. Madeleine avait fait
appel à un traiteur et un fleuriste. Tous les salons furent ouverts.
Un orchestre avait même été installé dans la grande galerie du
premier étage pour faire danser la jeunesse – pour une fois que la
galerie allait servir…
L’enfilade des salons et
salles à manger repeints de frais, les meubles garnis de belles
soieries, l’excellence du champagne et des petits fours, la
magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire la
grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête… Madeleine,
très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de soie verte
changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.
– On croirait presque qu’elle
« est née », murmura l’une des sœurs à l’oreille
de l’autre.
– On pourrait la prendre pour
une vraie comtesse, même si un remariage ne donne évidemment droit
à aucun titre.
– Mais comme tout le monde est
aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le Jockey Club ou tous les
ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è seraient bien ternes sans
aucune duchesse, marquise ou comtesse « vraies » !
Nous-mêmes…
Toutes trois étaient en effet
divorcées et ne se gênaient guère pour porter les tires de leurs
nouveaux époux, même si elles savaient pertinemment n’y avoir
aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à dire que la fête était
splendide et que Madeleine et Franck avaient accompli des miracles.
Madeleine souriait bravement à
tous, mais elle était exténuée, refusant de l’admettre et tenant
bon tant que le dernier invité ne fût pas reparti. En montant dans
« leur » chambre, qui était à présent celle du balcon,
la plus belle du château et se trouvait au premier étage, elle
s’entortilla les pieds dans la traîne de sa robe, glissa, ne
parvint pas à se rattraper et sa tête heurta durement le coin de
marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit d’os éclaté,
comme un œuf coque que l’on écrase, un mince filet de sang.
Franck était parti humer l’air
de la nuit et savourer une dernière coupe sur la terrasse,
contemplant l’évasement de la vallée et l’ample courbe de
l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il frissonna
et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva Madeleine,
renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa belle robe
de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une fracture du
crâne et à une mort instantanée.
Franck lui fit de belles
funérailles, moins émouvantes pourtant que celles de sa tante, car
le village ne la connaissait guère et les Parisiens ne furent pas
très nombreux à se déranger – on vient plus volontiers à une
soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut ensevelie dans
l’enclos familial, à côté de tante Yolande. Franck hésita
longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de comtesse qu’elle
avait tant prisé, puis il s’y résigna avec mauvaise humeur sur
les instances de ses sœurs qui firent valoir que Madeleine ne
pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre enterrée là.
Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même s’il l’avait
fait pour sa grand-tante.
Et Franck reprit tout
naturellement ses veilles solitaires de sentinelle. Madeleine avait
terminé son rôle de décoratrice, elle n’aurait plus été utile
à grand-chose. Treilly n’admettait pas n’importe qui pour cette
fonction de sentinelle, certainement pas quelqu’un qui « n’était
pas né », quelqu’un qu’on « ne connaissait pas »…
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