NOUVELLE PUBLICATION


                                     La lune noire




Un fantôme amoureux, une sorcière emmurée vive, une passion sur le Net, Bosie se souvenant d'Oscar Wilde sur son lit de mort, une petite Indienne et sa grand-mère, à Belleville et bien plus loin, une vieille femme sacrifiée à la demeure familiale... C'est tout cela, « La lune noire », treize nouvelles tendres ou cruelles, d'aujourd'hui ou d'hier...





L'auteur à Sousse



Grand reporter freelance, Isaure de Saint Pierre sillonne le monde à la recherche de coups de charme ressentis à faire partager à ses lecteurs. Elle est l'auteur d'une cinquantaine de romans et biographies. Voici la dernière de ces treize nouvelles.

                                La sentinelle


Votre tante Yoyo… Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de Treilly… Je sais que je vous appelle un peu tard…

Oui, que se passe-t-il ? répondit Franck de Pompagnac avec nervosité. A-t-elle un problème ?

Il y eut un long silence sur la ligne et Franck regarda avec étonnement sa main qui tenait le combiné et qui tremblait. Il avait quitté en parfaite santé sa tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas mariée et préférait en conséquence se faire appeler la comtesse de Treilly, un titre du Saint Empire Romain Germanique porté dans sa famille par les femmes depuis des lustres. Sa vieille tante de quatre-vingt-douze ans vivait seule en son immense château de Treilly, ancienne forteresse des Bourbons entièrement remaniée et rendue plus confortable par un ancêtre argenté, sous Louis XV. La place forte y avait gagné des fenêtres plus larges rendant la demeure claire et accueillante, un bel escalier pour y accéder, un toit à la Mansart et un premier étage comportant un cabinet de toilette pour chaque chambre, luxe insolite pour l’époque. De son passé de forteresse, elle avait gardé la fière poterne d’entrée, autrefois pont-levis, le dessin des douves à présent converties en prairies, deux tours isolées jadis reliées aux remparts et maintenant transformées en chapelle et pigeonnier. Surtout, le château jouissait toujours, du haut de son éperon rocheux, d’une vue incomparable sur l’Allier et ses capricieux débords capables de noyer sous l’eau une bonne partie des plantations de peupliers de la vallée. A Treilly pourtant, on restait toujours à l’abri des crues du fleuve, que l’on observait de haut, avec une certaine admiration pour ses furies et ses folies.

Aussi loin qu’il s’en souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly, d’abord avec sa mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur aînée, Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se faire religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort du grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois femmes étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles de la famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait, c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la terrible « dérogeance ». La République avait sans doute remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.

Quand Franck songeait à sa grand-mère, il la revoyait, grande, droite et menue, toujours vêtue de noir en souvenir de son deuil – une couleur qu’elle n’avait plus quitté depuis ses trente ans et l’annonce de la mort « au champ d’honneur » de son mari. Franck avait ensuite découvert que ledit champ d’honneur n’était qu’une stupide colline coiffée par une batterie allemande, quelque part dans les Ardennes, qu’un colonel borné avait commandé à son jeune lieutenant de prendre d’assaut avec ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre idiot et inutile, son grand-père avait écrit sa dernière lettre à sa femme pour lui dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants. Il savait n’avoir aucune chance de revenir vivant de sa mission, mais il était désolé d’entraîner aussi ses hommes dans la mort. Une mort qui n’avait bien entendu servi à rien… C’était ce genre d’acte que l’on appelait alors « mourir au champ d’honneur », sans même maudire le chef incapable ayant osé un tel ordre.

Sa tante Yoyo avait été fort belle dans sa jeunesse, grande et mince beauté brune et piquante. Elle avait connu à vingt ans une période de liberté et d’héroïsme qui avait duré trois ans, lorsqu’elle s’était engagée comme infirmière de guerre et combattant volontaire et avait été envoyé servir au Maroc. Les batailles ne faisaient pas vraiment rage dans ce pays, mais c’était une bonne base pour préparer une future avance des forces libres par le Sud. Yolande y avait connu une vie de garnison qui l’avait enivrée et renforcée dans ses amours militaires. Elle s’était sentie utile en plein bled, s’affairant autour de Casa pour vacciner les populations, soigner les enfants, accoucher les mamans. Jamais, elle n’avait été aussi heureuse. Franck se demandait encore quelles aventures elle y avait connues, car il ne faisait pour lui aucun doute qu’elle y avait été fort courtisée et plus d’une fois demandée en mariage, mais avait-elle cédé pour autant à l’un des brillants officiers qu’elle admirait tant ? Il se posait encore la question et n’avait jamais osé l’interroger sur ce point. Peut-être avait-il eu tort ?

L’armistice signé, Yolande avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa mère et sa sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus séjourner à Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à l’évidence souhaité se marier et fonder une famille, aimer un homme, mais sa mère avait toujours veillé à écarter les prétendants, ne les jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la convaincre de les refuser. Celui-ci était beau, mais de famille obscure. Il « n’était pas né », comme disait alors la vieille comtesse de Pompagnac. Si la famille d’un autre était parfaite, c’était alors le physique ou la fortune qui ne donnait pas satisfaction. Un autre semblait doué de toutes les qualités, mais la vieille comtesse avait découvert avec horreur qu’il était athée et peut-être même communiste ou du moins un sympathisant des idées de gauche. De mariage, on n’avait plus parlé.

Et Yolande s’était doucement fanée aux côtés d’une mère tyrannique et d’une sœur si confite en dévotions que l’on avait l’impression que rien de matériel ne pouvait vraiment l’atteindre. De son passé d’infirmière, elle avait gardé l’habitude d’assister les malades du petit village de Treilly, de faire les piqûres et de remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait approuvé cette œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne se fît pas payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au village, mais n’avait guère arrangé les finances familiales, toujours au plus bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne rapportaient jamais ce qui avait été prévu, les bûcherons ayant appris à gruger ces trois femmes seules. Les fermages rentraient avec un retard considérable, quand ils rentraient, et c’était la même chose pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant et toujours fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles passé bien des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit de la vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était pas « déroger »…

Franck avait toujours vues occupées les mains de sa grand-mère et de ses deux tantes. La vieille comtesse était morte centenaire d’une bronchite, toujours aussi autoritaire et exigeante envers ses filles. Marie-Anne avait eu une attaque dont elle ne s’était jamais remise et Yolande avait tout naturellement soigné sa sœur comme elle l’avait fait pour sa mère et ceux du village avant elles. Puis Marie-Anne s’était doucement éteinte dans son sommeil, comme une petite lampe qui vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort que dans sa vie.

Depuis dix-huit ans, Yolande vivait donc seule dans son immense château d’un autre temps. Comme elle faisait elle-même valoir les bois, plus ou moins bien, et louait les prairies domaniales, elle avait obtenu le statut d’exploitante agricole et jouissait donc d’une mince retraite, bien insuffisante pour la faire vivre, même frugalement, et surtout pour entretenir une si vaste demeure. Ses neveux et nièces y venaient rarement, affectant de bouder Treilly quand ils avaient appris que Franck seul en hériterait, disposition prise jadis par sa grand-mère. Elle ne s’était bien sûr nullement souciée des droits fiscaux qu’il aurait alors à acquitter, une succession de tante à neveu étant soumise à des impôts maxima. Ce genre de considérations n’avait jamais vraiment préoccupé la vieille comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV, qu’elle préférait de beaucoup à son successeur trop conciliant. Et Yolande, qui ne s’était pas non plus posé trop de questions, ayant jugé une fois pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à son neveu en le couchant sur son testament, trouvait tout à fait normal qu’il se chargeât désormais de la gestion et de l’intendance du domaine et qu’il rajoutât une somme rondelette chaque mois pour l’entretien courant de la bâtisse, sans parler des travaux indispensables après chaque catastrophe : écroulement de la belle balustre de pierre de la terrasse surplombant l’Allier et menace de voir le terrain glisser dans le vide, raccords des ardoises des toits et des vitres brisées à chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit fenêtres… Il avait de même fait installer le chauffage central au rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors ni vraiment se chauffer ni bien se laver.

Tant que Yolande avait été valide, elle passait l’aspirateur et aérait chaque semaine l’immense galerie aux ancêtres du premier étage, les dix chambres et leurs cabinets, travail inutile puisque personne n’y venait jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa tante en forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa vétuste 4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses tournées médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le nouveau médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des diplômes si vétustes et des mains plutôt tremblantes…

Puis elle avait été surprise par les gendarmes – des nouveaux aussi, qu’elle ne connaissait guère, les anciens ne l’auraient jamais ennuyée pour si peu – en flagrant délit d’excès de vitesse. On lui avait retiré son permis et elle n’avait pas réussi à le repasser. Les questions du code surtout lui avaient paru aussi barbares que loufoques. Franck avait alors obtenu de la mairie, même si le maire, socialiste, n’appréciait guère cette vieille fille comtesse et propriétaire d’un château démesuré, une aide à domicile. La jeune fille était brouillonne et assez inculte, mais elle avait un charmant sourire et entourait de tendresse la vieille demoiselle. Désormais, c’était cette Karine qui se chargeait des courses et d’un semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande, torturée par les rhumatismes, avait renoncé à monter au premier étage, dont on avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait préféré s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée. C’était Karine qui l’appelait…

Peu à peu, même le rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures fantomatiques. On n’enlevait plus jamais les housses blanches, de vieux draps reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du grand salon. Bibelots, potiches et candélabres avaient également été recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler, effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à forcer.

Par chance, Treilly ne se trouvait pas sur les itinéraires touristiques de la région. Nul antiquaire en mal de larcins ne s’y était jamais intéressé. Personne ne savait que des trésors d’art gisaient sous les draps parsemés de crottes de souris et de toiles d’araignées : bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et d’écailles de tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères signées Jacob aux pieds branlants maintes fois recollés, mais Franck tremblait à chacune de ses visites et craignait de ne découvrir les traces d’un cambriolage. En ce cas, sa tante n’aurait plus été en sécurité à Treilly… Que faire alors ? La placer dans l’un de ces mouroirs de province où les vieux indésirables ou impossibles à soigner chez eux n’en finissent pas d’espérer la mort ? Franck n’aurait jamais pu s’y résoudre.

Sa tante avait consacré sa vie à tenter de lui garder Treilly. C’était sans doute un rêve fou et déraisonnable, car elle était à présent bien incapable d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille demeure, mais elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Elle s’en était faite la servante et la sentinelle, au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.

Pour Franck, la seule solution afin de garder Treilly aurait été de s’y installer et d’y consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en faire la nouvelle sentinelle. Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer la puissance des Bourbons.

Sa première femme avait déjà refusé d’y vivre avec leur jeune fils, comme il le lui avait autrefois proposé, ajoutant avec maladresse qu’il resterait à Paris et ne viendrait que pour les week-ends, s’il n’était pas en déplacement. Elle avait été affligée par la démesure de la belle et vétuste demeure et peu désireuse de s’offrir ainsi trois duègnes du même coup – les trois femmes vivaient encore. Elle aimait peindre, avait fait l’Ecole du Louvres et se croyait quelque talent. Un enterrement à Treilly n’aurait guère servi ce qu’elle considérait alors comme une « carrière ». Puis ils avaient divorcé pour d’obscurs motifs d’infidélité que Franck n’avait guère compris, tant il lui semblait naturel qu’un homme s’offrît quelques maîtresses. Il avait été élevé ainsi, surtout durant les périodes qu’il avait passées à Treilly. Les trois vraies femmes de sa vie, sa grand-mère et ses deux tantes, trouvaient tout naturel le joyeux libertinage des temps jadis. Le Bien-aimé, le plus bel homme du royaume, n’avait-il pas collectionné les maîtresses sans beaucoup de discrétion ? Bien sûr, il n’aurait guère été souhaitable que la propriété pût avoir elle aussi son « Parc aux cerfs », tout aristocrate ne pouvant imiter son roi…

Sa seconde femme, plus docile que la première, moins artiste par bonheur et bien meilleure maîtresse de maison, restait fort mal vue dans une famille si catholique pour laquelle le divorce n’existait pas. Elle n’était donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait plus de vingt ans qu’il s’était remarié. De plus, elle avait l’immense tort de « n’être pas née ». Dans ces conditions, il semblait fort difficile à Franck de lui demander un tel sacrifice : s’installer à Treilly et renoncer du même coup à toute vie personnelle. Sauver un pareil château demandait bien sûr les plus grands renoncements. Il aurait fallu se restreindre sur tout. Cesser de voyager ou de louer une villa chaque été en Normandie, dire adieu à ces petites soirées passées aux meilleures tables de France qu’il affectionnait tant, arrêter de recevoir leurs amis en leur faisant découvrir de merveilleuses vieilles bouteilles hors de prix… Renoncer aussi à s’offrir à l’occasion de coûteux cachemires et écharpes assorties, belles vestes de tweed le faisant assez ressembler à un parfait gentleman farmer…

Le silence téléphonique s’éternisait et Franck de Pompagnac reprit :

Qu’a donc eu ma tante ? Je l’ai encore vue il y a huit jours et elle était en parfaite santé.

Vous savez que je passe deux fois par jour au château, le matin pour l’aider à se lever et à faire sa toilette, lui porter ses deux repas, et le soir pour la coucher et voir si tout va bien. En cas de problème, elle peut toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée par terre dans sa chambre, évanouie et le crâne en sang…

Est-elle encore en vie ?

Franck, épouvanté, s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille tante occupait dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly… Elle disparue, plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec elle, ce serait toute son enfance heureuse qui disparaîtrait. Yolande avait tout naturellement succédé à sa mère à la tête de l’intendance de Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort effacé, trouvant naturel de continuer à veiller sur le passé et de lui consacrer son existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé ce qu’il adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais comme il ne trouvait pas de solution, il repoussait cette question en se disant que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand âge. Sa femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le principe de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir normand qu’ils achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée sur ce sujet, pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son horizon s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort sans doute prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie comme une mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de sa mère. Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui disparaîtrait. Certes, la propriété était mal entretenue, les allées plus jamais désherbées ou ratissées, les branches mortes rarement enlevées par des bûcherons pressés et pas trop zélés. C’était encore pire à l’intérieur…

Outre le premier étage où nul ne s’aventurait plus, outre le grand salon fermé et les meubles mis sous housses, les autres pièces du rez-de-chaussée avaient peu à peu pris cet air délabré régnant dans les demeures habitées par de très vieilles personnes sans moyens financiers suffisants. Plus personne n’allait dans la belle cuisine voûtée du sous-sol. On avait aussi fermé la grande salle à manger pour ne garder ouverte que la petite, autrefois celle des enfants. Le bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se feutrait doucement de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne était devenue un débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne jetait jamais en fait de vêtements usagés qu’on donnerait peut-être un jour « aux pauvres », vieilles lettres, vieux journaux et prospectus divers – elle avait même répondu avec une touchante constance, tant qu’elle l’avait encore pu, à ce qu’elle nommait des « réclames », en informant la société qu’elle la remerciait de sa proposition mais n’y donnerait pas suite pour le moment. Seuls le petit salon, une buanderie sommairement reconvertie en cuisine, trois chambres, des toilettes et une unique salle de bain vétustes servaient encore. Parmi les trois chambres, l’une était celle de Yolande dans laquelle se passait à présent toute sa vie, l’autre celle de Franck, mais la plus belle, la plus propre, toujours aérée et fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait occupée sa grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une chambre, mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos familiales et surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du lit au baldaquin « à la polonaise » étaient régulièrement changés, son peignoir bien disposé sur une chaise, ses vêtements se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son nécessaire de toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis accessoires en ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une élégante commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus beaux meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués depuis toujours.

Elle est encore en vie, monsieur le comte, répondit l’infirmière dans un murmure.

Franck respira plus librement, tout à coup libéré d’un poids insoutenable. Pourtant, le ton hésitant de la voix l’alerta et il demanda, plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu :

Tout va bien, alors ?

On ne peut pas vraiment dire ça.

Expliquez-vous, Karine ! Où est-elle ?

J’ai aussitôt appelé son médecin et il l’a fait conduire en ambulance à l’hôpital de Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très bonnes. Elle est dans le coma.

On sort d’un coma.

Dans son cas, je crains que non. J’espérais que le médecin vous aurait prévenu. Sans doute le fera-t-il demain…

Je vous remercie, Karine, je vais essayer de joindre l’hôpital.

J’aurais peut-être dû vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre que demain.

Non, non, vous avez bien fait et je vous remercie. De toute façon, je serai demain à Treilly et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes bien occupée d’elle et qu’elle vous appréciait.

Moi aussi, je l’aimais beaucoup. C’était une grande dame.

La voix de l’infirmière chevrotait et Franck devina qu’elle pleurait, ce qui l’émut, mais elle avait parlé à l’imparfait, ce qui lui sembla de bien mauvais augure. Il y avait trois ans déjà que cette Karine soignait sa tante et il savait qu’elle s’y était attachée. Il fallait avouer que sa tante Yolande n’était pas bien exigeante et avait le don de toujours s’émerveiller, comme une enfant, de la gentillesse qu’on lui témoignait. Une autre en aurait peut-être profité pour se faire offrir quelques bibelots ou même en dérober, mais Karine n’était pas ainsi. Au début, Franck avait attentivement surveillé que rien ne manquait, tâche presque impossible dans une demeure aussi vaste, où l’on n’avait jamais rien jeté au fil des ans, puis il lui avait fait confiance. Et à présent, elle aussi avait de la peine…

A demain, Karine, si vous pouviez passer en début d’après-midi.

Entendu, monsieur le comte.

Elle raccrocha et Franck demeura quelques instants, l’appareil à la main, hésitant sur ce qu’il convenait de faire à cette heure – il était près de minuit et sa femme se trouvait avec des amies dans la villa qu’ils louaient à Deauville. Il composa le numéro de l’hôpital sans grande conviction. Il était trop tard pour espérer avoir un médecin en ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante était encore en vie…

La ligne sonna longtemps avant qu’une voix féminine ne se décidât à répondre.

Pardonnez-moi d’appeler si tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de ma tante, Melle Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée dans la soirée.

Elle est dans le service de réanimation, je vous passe la ligne.

Franck remercia et attendit un long moment, écoutant la sonnerie résonner dans le vide. Enfin, on lui répondit. Il répéta sa demande. Une voix ensommeillée finit par dire :

Il n’y a pas de médecin à cette heure et je ne suis pas habilitée à vous donner ce genre d’informations, rappelez demain matin.

Je voudrais au moins savoir si elle est encore en vie.

Elle l’est, mais n’est pas consciente.

Je serai là demain.

Il vaudrait mieux arriver le plus tôt possible, si vous désirez la voir encore…

L’infirmière hésitait sur les mots à employer et Franck cria presque :

Vous insinuez qu’elle risque de ne plus être en vie ?

C’est une personne très âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne se réveille pas d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie n’a aucun sens.

Vous voulez plutôt dire que vous avez besoin de son lit.

Non, monsieur, on ne sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en sortir. Bonsoir monsieur.

Elle raccrocha. Franck, affolé, ne savait à quoi se résoudre. Il pouvait se mettre au lit, avaler un somnifère et partir aux aurores, mais il restait hanté par la peur de n’arriver trop tard. Il n’avait pas vu sa mère lors de ses derniers instants et s’était promis d’être là pour sa tante. La nuit, on roulait bien, mais il y voyait mal et n’aimait guère conduire dans l’obscurité. Pourtant il préféra s’y résoudre, jeta quelques vêtements et sa trousse de toilette dans un sac, se prépara une thermos de café et prit l’ascenseur jusqu’à son parking. Son Audi était rapide et confortable. Il n’y aurait personne sur l’autoroute et il serait en trois heures à Moulins. Après, il n’avait que trente minutes d’une route moins confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait. Il hésita à prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle connaissait à peine sa tante, qui ne s’était jamais montrée accueillante à son égard et cette histoire n’était pas la sienne.

Il roula beaucoup trop vite, affolé à l’idée d’arriver trop tard et de répéter la même fatalité que lors du décès de sa mère. Il n’avait pas assisté à ses derniers instants après une rupture d’anévrisme et elle se trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il était arrivé, car la nouvelle l’avait touché à New York. Le cercueil était même scellé et il n’avait pas été question de l’ouvrir. Son père l’avait assuré que c’était préférable. Un peu lâchement, il s’en était senti soulagé. Cette fois, il aurait plus de courage, il se le promettait. Il dormirait quelques heures à Treilly et serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait être là si une irrévocable décision devait être prise.

C’était une nuit d’hiver par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout clouté d’étoiles et une lune presque pleine, jetant un halo d’argent sur une campagne trop dépouillée à son goût. Il avait mis le pilote automatique pour éviter d’être surpris par un radar. De temps à autre, il portait à ses lèvres le goulot de la thermos et le café était resté presque chaud, en tout cas revigorant. A cette heure, ce n’était pas nécessaire de faire un détour pour éviter l’agglomération de Moulins et ses habituels feux rouges. La ville lui sembla très morne, toute engourdie par l’hiver. Il franchit l’Allier, très haute après les fortes pluies des derniers jours. C’était ce qu’il aimait en ce fleuve, son indiscipline et son non conformisme. On ne savait jamais où s’engouffrerait son eau, quels bancs de sable il envahirait et quels autres il choisirait de laisser à découvert. Pour l’heure, les premières rangées d’une plantation de peupliers, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait dans les tourbillons jaunâtres. Puis ce fut la sinueuse allée de Treilly et ses nids de poules, sa haute et belle poterne, l’étalement blanc et serein du château. Cette longue et harmonieuse façade si claire qu’elle parvenait à trouer la nuit lui serra le cœur. Treilly avait perdu sa vieille maîtresse, son ultime sentinelle. Qui veillerait sur lui à présent ? Le château lui parut bien mélancolique et solitaire, si vaste, si désespérément vaste…

Franck laissa sa voiture devant le perron, sortit son sac, actionna la fermeture automatique par habitude et prit à la main un trousseau de clefs plus volumineux et moins moderne que celui de son Audi. Il gravit les quelques marches du perron, inséra dans la serrure la plus grande clef, poussa fort et ouvrit avec la même éternelle difficulté la lourde porte cloutée du château. Sa main savait exactement où trouver le vétuste interrupteur et le lustre hollandais aux cuivres ternis s’éclaira de petites lueurs bien insuffisantes à repousser toutes les noirceurs du grand hall dont le parquet aurait eu grand besoin d’être ciré – une constatation qu’il faisait à chaque fois, de même qu’il se sentait attendri par le faible voltage des ampoules électriques dont sa tante avait équipé chaque lampe de la demeure, espérant ainsi réaliser de substantielles économies.

Il entra tout d’abord dans sa chambre qu’il trouva exactement telle qu’il l’avait laissée la dernière fois, une semaine plus tôt. Il y avait rassemblé le mobilier qu’il aimait : un ravissant cabinet italien en nacre et ébène qui aurait eu bien besoin d’être restauré, deux fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à crémaillères, une armoire, un coffre et une table de même époque. Si les pilastres en chêne torsadé du haut lit en baldaquin semblaient faits pour défier les siècles, il n’en était pas de même de la tapisserie du baldaquin, une verdure laissant en maints endroits voir sa trame. Il y avait même des bûches dans le panier posé près de la massive cheminé de pierre blanche. La pièce était glaciale. Un vent coulis désagréable passait par les joints de la fenêtre, qui fermait mal. Il se hâta d’en tirer les rideaux et d’ouvrir en grand les deux radiateurs de la pièce, qui mettraient au moins trois bonnes heures à réchauffer cet espace glacé. Puis il s’agenouilla devant la cheminée, disposa vieux journaux, petits bois et bûches avec la dextérité d’une longue habitude, alluma la flambée qui prit tout de suite et disposa avec soin le pare-feu.

Il hésita à se plonger dans un bain, mais il y renonça. Avant de se glisser sous la superposition de couverture coiffée par une couette bien ronde, il ne put s’empêcher de faire sa ronde habituelle après avoir allumé la lampe de poche qui ne quittait jamais sa table de chevet, précaution indispensable étant donné l’âge canonique de l’installation électrique de Treillis. Il aimait le château ainsi assoupi, tout à coup happé par un cône de lumière qui n’en révélait que des détails en en masquant l’état général, guère brillant. L’enfilade des salons et salles à manger donnaient tous sur le hall central, mais on pouvait aussi passer d’une pièce à l’autre en décrivant un vaste arc de cercle, forme de l’arrière du château, la partie donnant en terrasse sur l’Allier. Les pièces avaient un aspect paisible, les meubles ainsi transformés en fantômes blancs. Son pauvre château, qu’allait-il devenir à présent qu’il avait perdu sa dernière sentinelle ?

Bien sûr, sa femme n’aurait qu’une hâte : le mettre en vente pour acheter enfin le manoir normand dont elle rêvait depuis des années et qui serait tellement plus confortable et plus facile d’accès que son malheureux Treilly. Elle consentait à conserver quelques meubles, les moins encombrants, quelques tableaux, les plus petits, mais tout le reste serait également vendu. Ce lui serait un crève-cœur. Et puis, en cette période de crise, qui pourrait acquérir une pareille demeure, si vaste, si belle et si vétuste ? Si le Conseil Général se décidait à faire un effort et à racheter Treilly, qu’en ferait-il ? Un musée poussiéreux que nul ne visiterait jamais ? Une maison de retraite où de pauvres gens y mourraient d’ennui avant de mourir tout court ? Une colonie de vacances pour des galopins peu soigneux qui auraient vite fait de massacrer ce qui subsistait encore ? Il y avait peu de chances pour qu’un émir arabe allât s’installer ou envoyât ses femmes en vacances dans cette campagne perdue du centre du pays et dépourvue de grands attraits touristiques. Y aménager un relais-château aurait bien sûr été la meilleure des solutions, mais Treilly restait désespérément à l’écart des routes touristiques.

Si sa tante devait rester à l’hôpital, le plus urgent serait de trouver des gardiens acceptant d’y habiter, des personnes de confiance qui n’iraient pas déménager en douce meubles, toiles, tapisseries, cristaux et porcelaines, mais où trouver de telles perles et avec quel argent les payer ? Il était loin, le temps où l’on pouvait encore loger des gens en échange de tels services. A présent, il fallait aussi un salaire et sans doute des travaux de rénovations importants pour moderniser l’espace qu’ils occuperaient. Franck ne voyait pas de solutions à ses problèmes. Il fallait absolument que sa tante pût guérir et que Treilly retrouvât sa fidèle sentinelle. D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il souhaitait avec un désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé de la meilleure part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.

Quand il rentra dans sa chambre, la température ne s’était guère améliorée. Il faisait presque toujours aussi froid. Il se déshabilla aussi vite qu’il le put, enfila un t-shirt et s’enfouit sous l’amas de couvertures. Les draps lui semblèrent glacés. Trop de pensées sombres l’occupaient et il préféra prendre à titre préventif un cachet de Stilnox pour jouir de quelques heures de sommeil avant d’affronter l’hôpital et l’insupportable vision de sa tante inconsciente, elle qui était toujours restée si gaie et si bavarde, même si elle ne pouvait plus guère se déplacer. Il s’était souvent demandé la raison de cette joie immuable, alors qu’elle n’avait sans doute pas connu l’amour, pas pu fonder la famille à laquelle elle aspirait, alors qu’elle était demeurée, année après année, la dévouée gardienne de Treilly, auquel elle avait sacrifié toute vie personnelle, toute ambition, tout plaisir, toute distraction. Seuls les vieux fermiers du coin venaient encore la voir. Même le nouveau curé hésitait à trop se montrer au château, se contentant de lui porter la communion une fois par mois.

Depuis la mort de sa mère, puis de sa sœur, Treilly avait été l’unique compagnon, confident et protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y venait guère qu’une semaine par mois. Les derniers temps, elle n’écoutait même plus la radio ou la télévision, se contentant de se faire conduire le matin jusqu’à son large fauteuil à oreillettes, placé contre la fenêtre d’où elle voyait toute l’étendue de la terrasse surplombant fièrement la vallée et le cours si capricieux de l’Allier. Elle ne le quittait que pour prendre ses repas ou se rendre, péniblement, en clopinant sur ses cannes, jusqu’aux toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit, gardant l’impression que l’élégante et vaste demeure continuerait jusqu’au bout à veiller sur elle. D’ailleurs, Franck ne savait plus très bien qui veillait qui, une étrange osmose s’étant opérée entre sa vieille tante et son très vieux château. Sa tante Yolande était entrée en religion de Treilly…

Il se releva soudain, pensant qu’il n’était pas entré dans la chambre de sa tante. Il répugnait à le faire en son absence, mais peut-être la pièce lui apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y pénétra avec réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris dont la vieille demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur de renfermé. De vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à couper le chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par habitude, Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à l’habituel chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop faible voltage répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota le fauteuil renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa tante avait-elle cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait perdu l’équilibre, un verre et une assiettes brisées sur le tapis, puis il vit de longues traînées de sang allant du fauteuil presque jusqu’au lit. Elle avait dû tenter de s’y traîner en un dernier réflexe. Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait plus que de soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre tant de sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait pas contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans le salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…

Il faisait un temps superbe, le lendemain matin, et quelques oiseaux peu frileux chantaient sur les branches dénudées des grands tilleuls bicentenaires. Le gel avait mis une mince couche blanche sur l’herbe et les arbres et tout ce givre étincelait au soleil. Il était déjà neuf heures du matin. Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait voulu. Franck fila sous la douche, à peu près chaude, remit les vêtements de la veille pour gagner du temps, se fit chauffer un nescafé au four à micro-ondes – une innovation qui avait enchanté sa tante –, puis il s’engouffra dans sa voiture et fila en direction de Moulins, de ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de son air un peu assoupi de préfecture de province – les munificences des ducs de Bourbon étaient bien oubliées…

A la réception de l’hôpital, il se fit indiquer l’étage et le numéro de la chambre où se trouvait sa tante, dans le service de réanimation. Quand il émergea de l’ascenseur, une infirmière lui montra la bonne direction, tout en lui demandant :

Vous êtes de la famille ?

Je suis son neveu.

Je suis désolée, vous arrivez trop tard, elle est décédée d’une commotion cérébrale.

Quand est-ce arrivé ?

A trois heures du matin, cette nuit, mais de toute façon, son cerveau n’était plus irrigué. Elle était déjà en état de mort clinique quand on l’a amenée ici.

Puis-je la voir et je voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a soignée ?

Bien sûr, suivez-moi. Je préviens le docteur Claudin.

Elle le fit entrer dans une petite pièce curieusement démunie de tout appareil médical. Il examina les lieux avec suspicion.

Je suppose que ce n’est pas ici qu’on l’avait installée ?

En effet. On l’a débranchée quand la mort a été constatée et on l’a mise ici, nous savions qu’un membre de sa famille venait la voir, son infirmière nous avait prévenus.

Je vous remercie.

Sa tante reposait paisiblement dans un lit non médicalisé, un drap jaune tiré jusqu’à ses épaules. On lui avait même remis son appareil dentaire. Sans doute Karine, son infirmière, était-elle venue la voir de bonne heure ce matin. Un soupçon de rouge à lèvres rehaussait sa bouche, un peu de poudre unifiait son teint où se devinaient à peine les taches brunes de la vieillesse, les taches de cimetière… Ses cheveux blancs, lisses et bien coupés comme ils l’étaient toujours, venaient d’être coiffés. La familière senteur d’iris errait comme un fantôme aimé dans la pièce. Karine avait décidément pensé à tout. Il ne manquait que la broche en diamants représentant une tulipe qu’elle portait toujours, mais Karine avait sans doute eu peur des voleurs. Sa tante semblait paisible, sereine. La mort l’avait prise par surprise, sans l’entamer. Elle était morte en paix, son devoir de sentinelle accompli jusqu’à l’ultime instant. Il se pencha sur elle, déposa un baiser sur le front froid et à peine ridé. Une rose, piquée dans un gobelet en plastique, se dressait sur la table de nuit, encore une délicate attention de Karine, qui n’ignorait pas combien sa tante avait aimé les fleurs et surtout les roses. Les rosiers de la terrasse avaient longtemps été l’objet de toute son attention.

Il avait pensé la trouver dans le coma, mais pas morte, pas déjà. Il restait immobile devant elle, hébété, incapable de pleurer, mais le cœur navré. Un léger coup frappé à la porte le fit sursauter. Un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche, l’air déjà fatigué, entra dans la pièce et lui serra la main.

Toutes mes condoléances, monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma plutôt, sans souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte. Celle que je nous souhaite à tous.

Je m’en veux tellement de n’avoir pas été là. J’habite Paris, mais je venais passer chaque mois une semaine avec elle à Treilly.

Le château de Treilly ? Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle vous revient ?

En effet, mais je ne sais qu’en faire. Notre vie est à Paris et en Normandie et ma femme ne veut pas entendre parler d’une installation ici, mais en vendant Treilly, j’aurais l’impression de tromper ma tante, de lui être infidèle. Car elle lui a voué sa vie, vous savez.

On peut s’éprendre follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un amour plus absurde qu’un autre.

Ma tante a-t-elle reçu tous les soins nécessaires ? Je veux dire, en dépit de son grand âge, a-t-on tout tenté pour elle ?

Quand elle est arrivée dans mon service, elle n’était plus consciente. Je veux dire que même si on avait pu maintenir les fonctions vitales, ça n’aurait servi à rien. Elle n’avait plus de cerveau. C’était un légume, comme on appelle ça. Dans son cas, la garder en vie n’aurait eu aucun sens, mais son cœur s’est arrêté tout seul. On ne l’a pas débranchée, si c’est votre crainte.

Je vous remercie de me donner ces explications, je me sens ainsi moins coupable. Quand puis-je faire prendre le corps ?

Il y a quelques papiers à signer, mais les pompes funèbres peuvent venir dans l’après-midi.

Je vous remercie.

Franck eut un dernier regard pour sa tante, il serra la main du médecin et quitta l’hôpital. Comme toujours, les magasins de la mort s’étaient installés juste en face de l’entrée de l’hôpital. Il y en avait deux et Franck choisit celui qui lui parut le moins prétentieux et le plus sobre. Sa tante aurait détesté les dentelles synthétiques violettes et les fleurs artificielles aux teintes heurtées de celui qu’il avait écarté. Il entra et un vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter le costume noir trois pièces et le sourire cauteleux de circonstance vint s’enquérir sans phrases trop fleuries de ses besoins.

Après quelques hésitations, Franck choisit un modèle en chêne car sa tante avait toujours aimé ces arbres, très simple, sans bronze excessif. Il ne voulut qu’une garniture blanche à l’intérieur. Il déposerait ensuite sur le corps de sa tante le magnifique voile de dentelles de Malines offert par la reine Marie-Antoinette à l’une de leurs aïeules. Sa grand-mère, puis ses sœurs s’étaient mariées en portant ce voile. Sa tante aurait dû le porter elle aussi si sa mère ne l’avait sacrifiée à son égoïsme autoritaire, écartant l’un après l’autre tous les prétendants de Yolande. Elle méritait d’être ensevelie dans ce voile, même s’il devinait que ce ne serait pas du goût de ses trois sœurs. Il y avait des années qu’elles n’étaient venues à Treilly et il n’avait pas l’intention de les consulter en rien, même s’il exigerait leur présence. Il y avait des meubles à se partager et ce motif suffirait à leur venue…

Le reste de la journée fut consacré à prévenir son fils, toujours à Canton mais qui promit son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille plus lointaine, le curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger une annonce, la plus brève possible étant donné les coûts prohibitifs, pour le Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il trouvait l’usage ridicule et démodé pour le premier journal, mais il savait que sa tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de se faire lire la rubrique nécrologique par Karine, secrètement enchantée lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un plus vieux, d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient rares, tous ceux de sa génération ayant depuis longtemps disparu. Enfin, il restait par bonheur « des noms qu’on connaît », sans doute les enfants ou les neveux des disparus…

Il téléphona à la femme de ménage qui venait une fois par semaine donner de ci de là un coup d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd elle fut là, il la chargea de faire en grand le ménage dans la chapelle où se trouvait encore exposé le saint sacrement, comme l’attestait la petite ampoule rouge toujours allumée, ainsi que dans le hall et la grande salle à manger où il recevrait les gens du village et les quelques voisins que sa tante connaissait encore, mais bien des propriétés avaient changé de main et avaient été rachetées pas des fortunes douteuses ou étrangères, ce qui était bien la même chose, bref « des gens qu’on ne connaissait pas », qu’on ne convierait évidemment pas. Puis arriva Karine, qui s’offrit spontanément à donner aussi un coup de main. Ses yeux rouges indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup pleuré. Outre une enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré ses protestations la belle tulipe en diamants convoitée par ses sœurs et tint à l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au moins le mérite de régler le problème du partage des bijoux, car il n’y en avait pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons de manchettes en or et la chevalière de son grand-père et ses sœurs s’étant déjà partagé les quelques bijoux de leur grand-mère – il n’était en effet pas question que sa nouvelle épouse, qui « n’était pas née », pût en bénéficier. Madeleine avait serré les dents sans rien dire…

Franck avait décidé que le cercueil serait exposé dans leur chapelle jusqu’à la messe mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus tard, il venait de s’arranger téléphoniquement avec le curé. Chaque habitant de Treilly pourrait venir se recueillir quand il le voudrait devant le cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée dans l’une des anciennes tours de l’antique forteresse – la seconde avait servi de pigeonnier. Après l’enterrement et la descente en terre dans leur petit cimetière privé jouxtant celui de la commune, mais auquel on accédait par une porte spéciale – ceux du château ne mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village –, Franck offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du mousseux à tous dans la grande salle à manger. Un solide dépoussiérage s’imposait donc…

Karine promit de coller sur les portes de la mairie et de l’église une simple annonce que Franck avait rédigée et imprimée sur la petite imprimante installée avec l’ordinateur dans la bibliothèque, avisant le village du décès de sa tante, de la date de ses funérailles et invitant ceux qui le souhaitaient à venir dès ce soir se recueillir devant son cercueil. En fin de journée, tout était presque réglé lorsque la voiture des pompes funèbres arriva avec le cercueil. Les deux femmes avaient ensemble décoré la chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck avait en plus commandé dix pots d’azalées blanches en se disant qu’il n’avait jamais songé, hélas, à en offrir à sa tante lorsqu’elle était encore vivante. Elles avaient sorti le meilleur dessus d’autel à la belle dentelle un peu jaunie et épousseté les prie-Dieu couverts de velours rouges. Il n’y avait plus une toile d’araignée. Les chandeliers d’argent brillaient, des cierges tout neufs y avaient été placés. De multiples verres rouges garnis de petites bougies rondes faciles à remplacer étaient posés partout dans la chapelle et leurs lueurs toutes gaies l’emplissaient d’une lumière très douce. Les décorations de sa tante, croix du Mérite, croix du Combattant Volontaire et Légion d’Honneur, reposaient sur un petit coussin, également de velours rouge. La chapelle avait bon air, tout était parfait et Franck se dit que sa tante Yolande aurait été satisfaite.

Son fils Rodolphe, même s’il travaillait à Canton, arriverait le lendemain en même temps que sa femme et ses soeurs, mais il avait voulu se charger seul de la dernière apparence de la morte. Le cercueil n’était pas encore refermé. Karine avait revêtu la vieille demoiselle de sa meilleure robe, en velours bleu roi, qui avait déjà quelques années mais paraissait presque neuve, elle avait été si peu portée. Puis ils avaient ensemble drapé sur elle le beau voile de dentelles de Malines qui auréolait sa tête comme celle de la Vierge de la Macarena, à Séville, mais les visages n’avaient pas le même âge… A sa façon, Yolande restait belle dans la mort et tous pourraient la voir ainsi, maigre et fripée, certes, mais ses beaux traits encore parfaitement ciselés. Il aurait été insupportable à Franck que sa femme, si étrangère à tout ce qui concernait Treilly, ou ses sœurs, qui n’y étaient pas venues depuis des années, mais restaient toujours aussi péremptoires sur tous les sujets, pussent décider à sa place de ce qu’il convenait ou non de faire pour la morte dont elles s’étaient si peu souciées, vivante. Quant à son fils, il se préoccupait surtout d’efficacité américaine et n’avait pas encore contracté le virus de Treilly. Il était trop tôt… Lui-même ne l’avait ressenti que fort tardivement.

Il avait rendez-vous le lendemain matin avec le curé pour régler la cérémonie mortuaire, choisir les chants et les prières, mais il savait déjà qu’il voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de Mozart et l’Ave Maria de Charles Gounod interprété par la soprano Victoria Taranova. Il ne voulait rien d’autre et surtout pas ces chants grelottants et frileux massacrés par de vieilles femmes essoufflées dans les petites églises de campagne, accompagnés du martèlement épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la décharge. Il avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de Treilly.

Il n’avait pas eu le temps de déjeuner et s’aperçut qu’il avait faim. Karine, toujours prévenante, lui avait laissé deux sandwiches et un carafon du meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au fort parfum de violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même vin, ainsi que des amandes et des pistaches jetées dans des coupes, avaient été disposés dans la grande salle à manger. Franck pensait que ces préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais il se trompait. Déjà, la première voiture se présentait dans la grande allée veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup d’autres. Tout le Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà revêtu ses beaux habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un mariage ou d’un enterrement : costumes noirs et cravates pour les hommes, tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup portaient des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se demandait comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les employés des Pompes Funèbres étaient décidément capables d’opérer des prodiges de célérité.

Il descendit les marches du perron et marcha à leur rencontre pour leur ouvrir les portes de la chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur précautionneuse, se signèrent devant la petite ampoule rouge, même le maire qui était communiste, mais ne manquait pas un office. Ils firent le tour du cercueil, se recueillant un instant devant le beau visage parcheminé, puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils étaient venus tous ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les Anciens Combattants déposèrent sur le cercueil une gerbe de glaïeuls rouges, sans pouvoir deviner que Yolande avait toujours détesté cette fleur qu’elle trouvait « trop empesée ». C’étaient ses termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban portant ces mots : « A notre vaillante comtesse ». On admira beaucoup les magnifiques dentelles de Malines jadis offertes par la reine Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles allaient très bien à « Mademoiselle la comtesse » et lui faisaient comme une parure de mariée.

L’ombre du soir tombait peu à peu sur Treilly. Seules les pierres si blanches de la façade parvenaient encore à en repousser les noirceurs. Franck alluma les lanternes extérieures, qui les caressèrent de blondeur. Un peu intimidés et protestant « qu’il ne fallait pas », mais secrètement ravis d’être reçus au château, les habitants du village entrèrent dans le hall, puis dans la grande salle à manger. Franck les servit et le Saint Pourçain généreux ne tarda pas à délier les langues. Le ton monta, quelques rires fusèrent, mais ils ne semblèrent pas incongrus à Franck. Chacun avait une anecdote à rapporter au sujet de « Mademoiselle la comtesse », disant comment elle avait jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la petite à Prentout, guéri les répugnants abcès du père Malaucène, accouché seule la femme Germain quand le docteur, surpris par la tempête, n’avait pu arriver à temps. Franck fut touché de voir à quel point elle était aimée, dans ce modeste petit village oublié par les circuits touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il n’y avait rien à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses portes que pour la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes, le reste du monde l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis longtemps, sa famille ne venait jamais la voir dans son grand château inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce pas certain…

Il y avait encore plus de monde pour l’enterrement dans leur petite église de village, magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du département car on avait découvert dans le chœur des fresques du XV è siècle uniques en leur genre. Pour une fois, sa tante, si effacée durant toute sa vie, était la reine de la cérémonie. Tout le village était là, mais aussi beaucoup de voisins que Franck n’avait pas vus depuis longtemps, bien sûr des « gens que l’on connaît » ! Son fils lui parut très beau dans son costume noir, le teint halé. Ses sœurs et sa femme étaient belles et convenables dans leurs vêtements de deuil, mais elles n’avaient pas à fournir les mêmes efforts que lui pour ne pas éclater en sanglots. La musique qu’il avait amoureusement choisie flottait dans l’église et s’envolait sous les voûtes. Le curé, sans doute vexé, n’avait prononcé aucune homélie, se contentant de lui faire signe de s’approcher du cercueil et du micro au moment adéquat. Finalement, il garda son papier dans sa poche. C’était à sa tante seule qu’il voulait parler et il savait très bien ce qu’il avait à lui dire, craignant seulement de n’être trahi par une voix trop tremblante. Il parvint pourtant à l’assurer en commençant ainsi son petit discours :

Chère tante Yolande, bien plus chère à mon cœur que vous ne pouvez l’imaginer, c’est grâce à vous que nous voici tous réunis ici, pour vous aimer encore, pour nous souvenir toujours…

Les mots venaient facilement et Franck s’aperçut qu’ils émouvaient, parce qu’ils étaient sincères. Il vit plus d’une femme sortir discrètement son mouchoir et les hommes tousser pour se donner une contenance.

Il participa à la levée du corps pour aider à porter le cercueil jusqu’au petit cimetière familial. Il ne pesait pas bien lourd, elle s’alimentait si peu ces dernières années. Il avait fait planter dans le minuscule enclos privé trois rosiers blancs fleuris, dont les roses se flétriraient à la première gelée, mais elles reprendraient ensuite. Il le fallait, sa tante les avait tant aimées. Ce lui fut un déchirement que de voir la bière descendre dans ce grand trou noir, si profond, si triste, si esseulé.

Les prières terminées, il prit brièvement le micro pour remercier l’assistance d’être venue si nombreuse et la prévenir que tous étaient conviés à venir boire au château à la santé de la morte. Il jugea ensuite l’expression étrange, mais ne la corrigea pas.

On n’avait pas vu pareille affluence à Treilly depuis le mariage de la plus jeune de ses sœurs. Les portes étaient large ouvertes. Tous entrèrent un peu gauchement. Pour certains, c’était la première fois qu’ils étaient reçus à Treilly.

La veille, sa femme, Madeleine, avait aidé Karine et Françoise, la femme de ménage, à cirer le parquet et les meubles du grand hall et de la grande salle à manger. On avait étendu sur la table « troubadour » une large nappe bordée de dentelles et dûment armoriée qui avait bon air. Des bouquets de houx et d’if décoraient le buffet de même style. Les chaises avaient été repoussées contre les murs. Franck avait exigé du vrai champagne, ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il s’agissait d’honorer le souvenir de la dernière sentinelle de Treilly. Il y avait bien sûr aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais oblige, ainsi que de la viande froide, de la charcuterie et des assiettes de fromages. Le ton monta rapidement. Chacun y allait de sa petite anecdote sur « la vaillante comtesse du village » et Franck se demandait avec un étonnement douloureux pourquoi il n’avait pas songé à organiser pareille fête du vivant de sa tante, pour ses anniversaires par exemple. Enfin, elle restait le centre de la fête et il pensa à distribuer des images mortuaires à tout le village. Elle y souriait pour toujours, jeune encore, souriant sur le perron de Treilly, son seul amour.

Ses sœurs auraient bien voulu que l’on fît, lors des jours suivants, les partages des meubles, vaisselle, argenterie, bibelots et tableaux, mais Franck se réfugia derrière le fait qu’il était nécessaire de faire venir un expert pour repousser à plus tard la détestable corvée et il les vit partir avec soulagement dès le lendemain sans même avoir couché là. Même son fils avait préféré le confort d’un hôtel à Moulins. Madeleine lui proposa de rester avec lui pour mettre un peu d’ordre dans les vastes pièces délaissées, ce qu’il accepta avec reconnaissance, redoutant sa nouvelle solitude à Treilly.

Bien vite, les initiatives de Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait à tout, déplaçait tout sous prétexte de rangement ou de nettoyage. Or Franck entendait tout laisser exactement en l’état, comme si sa tante avait encore pu veiller sur le château si aimé.

Enfin, Franck, quand les experts immobiliers viendront estimer le château, il faudra bien le leur faire visiter des caves au grenier et, pour l’instant, c’est dans un piètre état. On dirait que rien n’a jamais été jeté ou trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux journaux, toutes ces vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut les jeter. Il y a aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras jamais réparer, mais qui pourraient intéresser un brocanteur.

Qui te dit que je ne lirai pas toutes ces vieilleries ou que je ne me mettrai pas à recoller tout ce qui en a besoin ?

Elle parut stupéfaite, tante la tâche lui semblait immense et bien inutile, mais il avait pris un air fermé qu’elle ne connaissait que trop et elle jugea plus prudent de ne pas insister. Elle s’attaqua alors au contenu des placards, armoires ou bahuts divers, mettant de côté ce qu’il fallait nettoyer et garder et ce qui était bon pour la poubelle, mais il ne cessait de rôder autour d’elle et de remettre ce qu’elle avait écartés dans le tas des choses à conserver. On n’arrivait à rien. Il critiquait chacune de ses initiatives et devenait si odieux qu’elle décida de partir le troisième jour, mais elle voulait auparavant rencontrer les experts immobiliers et ceux qui estimeraient les meubles. Franck tenta de l’en dissuader. Cette fois, il n’eut pas gain de cause.

Après bien des visites, bien des notes griffonnées sur d’épais carnets, Madeleine fit aussi ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé, une fois enlevées les parts de ses belles-sœurs, que le modeste manoir normand auquel elle rêvait depuis si longtemps prit des allures de fier château campé dans un beau parc.

Nous garderons quelques meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière de concession, mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te revient. Les agences peuvent se charger des visites, elles ont l’habitude. Tu sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de te changer les idées. Ce serait trop triste de rester seul ici. Rentre avec moi.

C’est trop risqué, il n’y a pas d’alarme.

J’ai appelé une société, ils viennent tout à l’heure.

Ca va coûter une fortune.

Moins cher qu’un cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.

Il n’y avait plus rien à dire et il laissa Madeleine ranger leur chambre et boucler leurs sacs. Pourtant, il se sentait désespéré.

Quand tout fut embarqué à bord de l’Audi et le château fermé, la nouvelle alarme enclenchée, il s’installa derrière le volant et lui dit soudain :

Je te conduis à Moulins pour y prendre le train. Je voudrais rester encore quelques jours, trier les derniers papiers, voir à quoi ressemblent les visiteurs que m’ont annoncés les trois agences auxquelles j’ai confié la vente de Treilly. Je n’ai pas envie de céder mon château à n’importe quel émir arabe, même pour t’offrir le manoir normand de tes rêves.

Madeleine préféra ne pas lui faire remarquer qu’il y avait fort peu de chances, hélas, pour qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce coin perdu du Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur ferait l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix. Le ton dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur « manoir normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y pensa plus. Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs meubles et tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces en fonction des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé de mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands assez mal en point.

Franck retira toutes les housses blanches recouvrant les meubles de Treilly, tant au premier étage qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les volets, puis il commença à explorer chaque tiroir de chaque secrétaire, commode, buffet ou armoire, un gros sac poubelle en plastique à ses côtés. Certains objets n’étaient même pas identifiables, rebut de rebut… Il y avait des amas de carnets de comptes qu’il jeta, de faire-part de mariages qu’il jeta aussi, de vieilles cartes de visite mentionnant des personnes au cimetière depuis des lustres, toute la correspondance amoureuse de ses grands-parents qu’il ne se sentit pas le droit de lire et préféra brûler, les lettres enfantines adressées par ses soeurs et lui à sa grand-mère et à ses tantes, qu’il conserva, quelques lettres de ses parents, une épaisse correspondance de sa première femme, toujours accompagnée de photos, qui l’étonna, de nombreuses cartes postales adressées à ses tantes qu’il ne put se résoudre à voir disparaître, d’innombrables coupures de journaux dont il ne comprit pas la présence, des généalogies qu’il conserva bien sûr, des papiers très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries qu’il ne put déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans un secrétaire fermé à clef.

Quand il en eut fini avec les papiers, il se lança dans le tri du linge de maison. C’était ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés, ornés de couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater qu’ils partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les broderies et les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y avait de même un nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi armoriés, mais hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter. D’autres écrins, plus vastes, avaient contenu de l’argenterie dont il ne trouva pas traces.

Ce travail de titan était ponctué par les visites des agents immobiliers flanqués de leurs clients. Au début, il lui était pénible d’assister à leurs déambulations chez lui et d’écouter leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis, tapisseries ou porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas grand-chose – et leurs plans de décoration future, toujours catastrophiques à son sens car il souhaitait que rien ne changeât, puis il se dit que cela l’aiderait à se faire une idée des futurs acquéreurs de Treilly. Et à repousser vigoureusement leurs diverses propositions. L’un confondait avec entrain tous les styles. L’autre prenait les meubles troubadour de la grande salle à manger pour de l’authentique Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre sur deux pour créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait l’intention d’aménager des chambres dans la grande galerie. Celui-ci voulait repeindre les belles boiseries de chêne dans un camaïeu de roses et d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à la française par un golf miniature… Rien n’était acceptable. Les agents immobiliers commencèrent à se décourager et leurs visites à s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des nouvelles, mais elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir normand…

A la demande de Franck, un expert de Sotheby’s vint examiner mobilier, bronzes, porcelaines, tapis et tapisseries et ce qu’il restait d’argenterie. Il en fit quatre lots que l’on tirerait au sort. Ensuite, chacun pourrait échanger ce qui ne lui plairait pas, Franck ne voulait pas se retrouver avec l’ensemble de la literie et tous les meubles troubadour.

Cette fois encore, ses sœurs préférèrent loger à l’hôtel et ils dînèrent tous les quatre dans un charmant moulin des environs – ni Madeleine ni les conjoints n’avaient été conviés à ce partage strictement familial. La seule exigence de Franck était que ses sœurs fissent rapidement prendre par des déménageurs leur part, ne voulant pas être tenu pour responsable d’un cambriolage toujours possible en dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles hasarda qu’il serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie réception à Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait et toutes comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois envolé le tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie dans son château que l’on allait amputer des trois quarts de ce qu’il renfermait.

Il passait tout son temps à Treilly et ne venait même plus une semaine par mois à Paris, comme il l’avait promis à son épouse. Il y avait tant à faire…

Puis arrivèrent les déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand soin. Les pièces lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien gros. Il appela Madeleine à la rescousse.

Elle déclara que le château gagnait beaucoup à ce nouveau dépouillement, car il ressemblait auparavant à la décharge d’un brocanteur. Elle n’avait même pas parlé d’antiquaire et Franck fut un peu vexé. Madeleine s’affaira avec une bonne humeur contagieuse. Un lit mis au rebut au grenier fit un ravissant divan, une fois bien recouvert et garni de coussins neufs. La colonie de chaises placées contre les murs semblaient monter la garde en espérant on ne savait quoi. Disposées deux par deux de part et d’autre de simples guéridons, elles avaient déjà meilleur air. De nombreux fauteuils boiteux ou éventrés peuplaient aussi le grenier. Une fois recollés et retapissés, ils devinrent fort élégants. Madeleine avait des doigts de fée et un enthousiasme intact. Elle attaqua Treilly pièce par pièce. Elle aurait bien aimé oser des couleurs vives, des camaïeux surprenants, mais sur ce point Franck resta très ferme. Certes, elle donnait au vieux château un indispensable coup de neuf, mais il fallait le laisser dans son jus, remplacer une tenture défraîchie par son sosie, un velours passé par un autre de même facture. C’était un peu frustrant, mais elle obtint de choisir les nouveaux matériaux en s’appuyant sur l’envers du décor. Un velours devenu d’un rose fané se révélait avoir été d’un rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses teintes de ciel des tropiques.

Franck rangeait, Madeleine collait des papiers peints, tendait des soies aux murs, recouvrait les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson ou les tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais Franck ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan, devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il s’était nourri de sa substance.

Au bout d’un an de labeur acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau dans ses vêtements neufs, était enfin digne d’être admiré. Franck s’en ouvrit à Madeleine et ils décidèrent de convier à leur fête le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs, les trois sœurs de Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de son premier mariage, mais qui se trouva par malheur retenu pour affaires à Canton. Cette fois, ceux du village ne furent pas invités. Madeleine avait fait appel à un traiteur et un fleuriste. Tous les salons furent ouverts. Un orchestre avait même été installé dans la grande galerie du premier étage pour faire danser la jeunesse – pour une fois que la galerie allait servir…

L’enfilade des salons et salles à manger repeints de frais, les meubles garnis de belles soieries, l’excellence du champagne et des petits fours, la magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire la grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête… Madeleine, très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de soie verte changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.

On croirait presque qu’elle « est née », murmura l’une des sœurs à l’oreille de l’autre.

On pourrait la prendre pour une vraie comtesse, même si un remariage ne donne évidemment droit à aucun titre.

Mais comme tout le monde est aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le Jockey Club ou tous les ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è seraient bien ternes sans aucune duchesse, marquise ou comtesse « vraies » ! Nous-mêmes…

Toutes trois étaient en effet divorcées et ne se gênaient guère pour porter les tires de leurs nouveaux époux, même si elles savaient pertinemment n’y avoir aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à dire que la fête était splendide et que Madeleine et Franck avaient accompli des miracles.

Madeleine souriait bravement à tous, mais elle était exténuée, refusant de l’admettre et tenant bon tant que le dernier invité ne fût pas reparti. En montant dans « leur » chambre, qui était à présent celle du balcon, la plus belle du château et se trouvait au premier étage, elle s’entortilla les pieds dans la traîne de sa robe, glissa, ne parvint pas à se rattraper et sa tête heurta durement le coin de marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit d’os éclaté, comme un œuf coque que l’on écrase, un mince filet de sang.

Franck était parti humer l’air de la nuit et savourer une dernière coupe sur la terrasse, contemplant l’évasement de la vallée et l’ample courbe de l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il frissonna et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva Madeleine, renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa belle robe de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une fracture du crâne et à une mort instantanée.

Franck lui fit de belles funérailles, moins émouvantes pourtant que celles de sa tante, car le village ne la connaissait guère et les Parisiens ne furent pas très nombreux à se déranger – on vient plus volontiers à une soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut ensevelie dans l’enclos familial, à côté de tante Yolande. Franck hésita longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de comtesse qu’elle avait tant prisé, puis il s’y résigna avec mauvaise humeur sur les instances de ses sœurs qui firent valoir que Madeleine ne pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre enterrée là. Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même s’il l’avait fait pour sa grand-tante.

Et Franck reprit tout naturellement ses veilles solitaires de sentinelle. Madeleine avait terminé son rôle de décoratrice, elle n’aurait plus été utile à grand-chose. Treilly n’admettait pas n’importe qui pour cette fonction de sentinelle, certainement pas quelqu’un qui « n’était pas né », quelqu’un qu’on « ne connaissait pas »…






La sentinelle



Votre tante Yoyo… Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de Treilly… Je sais que je vous appelle un peu tard…
Oui, que se passe-t-il ? répondit Franck de Pompagnac avec nervosité. A-t-elle un problème ?
Il y eut un long silence sur la ligne et Franck regarda avec étonnement sa main qui tenait le combiné et qui tremblait. Il avait quitté en parfaite santé sa tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas mariée et préférait en conséquence se faire appeler la comtesse de Treilly, un titre du Saint Empire Romain Germanique porté dans sa famille par les femmes depuis des lustres. Sa vieille tante de quatre-vingt-douze ans vivait seule en son immense château de Treilly, ancienne forteresse des Bourbons entièrement remaniée et rendue plus confortable par un ancêtre argenté, sous Louis XV. La place forte y avait gagné des fenêtres plus larges rendant la demeure claire et accueillante, un bel escalier pour y accéder, un toit à la Mansart et un premier étage comportant un cabinet de toilette pour chaque chambre, luxe insolite pour l’époque. De son passé de forteresse, elle avait gardé la fière poterne d’entrée, autrefois pont-levis, le dessin des douves à présent converties en prairies, deux tours isolées jadis reliées aux remparts et maintenant transformées en chapelle et pigeonnier. Surtout, le château jouissait toujours, du haut de son éperon rocheux, d’une vue incomparable sur l’Allier et ses capricieux débords capables de noyer sous l’eau une bonne partie des plantations de peupliers de la vallée. A Treilly pourtant, on restait toujours à l’abri des crues du fleuve, que l’on observait de haut, avec une certaine admiration pour ses furies et ses folies.
Aussi loin qu’il s’en souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly, d’abord avec sa mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur aînée, Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se faire religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort du grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois femmes étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles de la famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait, c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la terrible « dérogeance ». La République avait sans doute remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.
Quand Franck songeait à sa grand-mère, il la revoyait, grande, droite et menue, toujours vêtue de noir en souvenir de son deuil – une couleur qu’elle n’avait plus quitté depuis ses trente ans et l’annonce de la mort « au champ d’honneur » de son mari. Franck avait ensuite découvert que ledit champ d’honneur n’était qu’une stupide colline coiffée par une batterie allemande, quelque part dans les Ardennes, qu’un colonel borné avait commandé à son jeune lieutenant de prendre d’assaut avec ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre idiot et inutile, son grand-père avait écrit sa dernière lettre à sa femme pour lui dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants. Il savait n’avoir aucune chance de revenir vivant de sa mission, mais il était désolé d’entraîner aussi ses hommes dans la mort. Une mort qui n’avait bien entendu servi à rien… C’était ce genre d’acte que l’on appelait alors « mourir au champ d’honneur », sans même maudire le chef incapable ayant osé un tel ordre.
Sa tante Yoyo avait été fort belle dans sa jeunesse, grande et mince beauté brune et piquante. Elle avait connu à vingt ans une période de liberté et d’héroïsme qui avait duré trois ans, lorsqu’elle s’était engagée comme infirmière de guerre et combattant volontaire et avait été envoyé servir au Maroc. Les batailles ne faisaient pas vraiment rage dans ce pays, mais c’était une bonne base pour préparer une future avance des forces libres par le Sud. Yolande y avait connu une vie de garnison qui l’avait enivrée et renforcée dans ses amours militaires. Elle s’était sentie utile en plein bled, s’affairant autour de Casa pour vacciner les populations, soigner les enfants, accoucher les mamans. Jamais, elle n’avait été aussi heureuse. Franck se demandait encore quelles aventures elle y avait connues, car il ne faisait pour lui aucun doute qu’elle y avait été fort courtisée et plus d’une fois demandée en mariage, mais avait-elle cédé pour autant à l’un des brillants officiers qu’elle admirait tant ? Il se posait encore la question et n’avait jamais osé l’interroger sur ce point. Peut-être avait-il eu tort ?
L’armistice signé, Yolande avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa mère et sa sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus séjourner à Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à l’évidence souhaité se marier et fonder une famille, aimer un homme, mais sa mère avait toujours veillé à écarter les prétendants, ne les jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la convaincre de les refuser. Celui-ci était beau, mais de famille obscure. Il « n’était pas né », comme disait alors la vieille comtesse de Pompagnac. Si la famille d’un autre était parfaite, c’était alors le physique ou la fortune qui ne donnait pas satisfaction. Un autre semblait doué de toutes les qualités, mais la vieille comtesse avait découvert avec horreur qu’il était athée et peut-être même communiste ou du moins un sympathisant des idées de gauche. De mariage, on n’avait plus parlé.
Et Yolande s’était doucement fanée aux côtés d’une mère tyrannique et d’une sœur si confite en dévotions que l’on avait l’impression que rien de matériel ne pouvait vraiment l’atteindre. De son passé d’infirmière, elle avait gardé l’habitude d’assister les malades du petit village de Treilly, de faire les piqûres et de remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait approuvé cette œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne se fît pas payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au village, mais n’avait guère arrangé les finances familiales, toujours au plus bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne rapportaient jamais ce qui avait été prévu, les bûcherons ayant appris à gruger ces trois femmes seules. Les fermages rentraient avec un retard considérable, quand ils rentraient, et c’était la même chose pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant et toujours fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles passé bien des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit de la vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était pas « déroger »…
Franck avait toujours vues occupées les mains de sa grand-mère et de ses deux tantes. La vieille comtesse était morte centenaire d’une bronchite, toujours aussi autoritaire et exigeante envers ses filles. Marie-Anne avait eu une attaque dont elle ne s’était jamais remise et Yolande avait tout naturellement soigné sa sœur comme elle l’avait fait pour sa mère et ceux du village avant elles. Puis Marie-Anne s’était doucement éteinte dans son sommeil, comme une petite lampe qui vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort que dans sa vie.
Depuis dix-huit ans, Yolande vivait donc seule dans son immense château d’un autre temps. Comme elle faisait elle-même valoir les bois, plus ou moins bien, et louait les prairies domaniales, elle avait obtenu le statut d’exploitante agricole et jouissait donc d’une mince retraite, bien insuffisante pour la faire vivre, même frugalement, et surtout pour entretenir une si vaste demeure. Ses neveux et nièces y venaient rarement, affectant de bouder Treilly quand ils avaient appris que Franck seul en hériterait, disposition prise jadis par sa grand-mère. Elle ne s’était bien sûr nullement souciée des droits fiscaux qu’il aurait alors à acquitter, une succession de tante à neveu étant soumise à des impôts maxima. Ce genre de considérations n’avait jamais vraiment préoccupé la vieille comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV, qu’elle préférait de beaucoup à son successeur trop conciliant. Et Yolande, qui ne s’était pas non plus posé trop de questions, ayant jugé une fois pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à son neveu en le couchant sur son testament, trouvait tout à fait normal qu’il se chargeât désormais de la gestion et de l’intendance du domaine et qu’il rajoutât une somme rondelette chaque mois pour l’entretien courant de la bâtisse, sans parler des travaux indispensables après chaque catastrophe : écroulement de la belle balustre de pierre de la terrasse surplombant l’Allier et menace de voir le terrain glisser dans le vide, raccords des ardoises des toits et des vitres brisées à chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit fenêtres… Il avait de même fait installer le chauffage central au rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors ni vraiment se chauffer ni bien se laver.
Tant que Yolande avait été valide, elle passait l’aspirateur et aérait chaque semaine l’immense galerie aux ancêtres du premier étage, les dix chambres et leurs cabinets, travail inutile puisque personne n’y venait jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa tante en forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa vétuste 4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses tournées médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le nouveau médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des diplômes si vétustes et des mains plutôt tremblantes…
Puis elle avait été surprise par les gendarmes – des nouveaux aussi, qu’elle ne connaissait guère, les anciens ne l’auraient jamais ennuyée pour si peu – en flagrant délit d’excès de vitesse. On lui avait retiré son permis et elle n’avait pas réussi à le repasser. Les questions du code surtout lui avaient paru aussi barbares que loufoques. Franck avait alors obtenu de la mairie, même si le maire, socialiste, n’appréciait guère cette vieille fille comtesse et propriétaire d’un château démesuré, une aide à domicile. La jeune fille était brouillonne et assez inculte, mais elle avait un charmant sourire et entourait de tendresse la vieille demoiselle. Désormais, c’était cette Karine qui se chargeait des courses et d’un semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande, torturée par les rhumatismes, avait renoncé à monter au premier étage, dont on avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait préféré s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée. C’était Karine qui l’appelait…
Peu à peu, même le rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures fantomatiques. On n’enlevait plus jamais les housses blanches, de vieux draps reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du grand salon. Bibelots, potiches et candélabres avaient également été recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler, effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à forcer.
Par chance, Treilly ne se trouvait pas sur les itinéraires touristiques de la région. Nul antiquaire en mal de larcins ne s’y était jamais intéressé. Personne ne savait que des trésors d’art gisaient sous les draps parsemés de crottes de souris et de toiles d’araignées : bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et d’écailles de tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères signées Jacob aux pieds branlants maintes fois recollés, mais Franck tremblait à chacune de ses visites et craignait de ne découvrir les traces d’un cambriolage. En ce cas, sa tante n’aurait plus été en sécurité à Treilly… Que faire alors ? La placer dans l’un de ces mouroirs de province où les vieux indésirables ou impossibles à soigner chez eux n’en finissent pas d’espérer la mort ? Franck n’aurait jamais pu s’y résoudre.
Sa tante avait consacré sa vie à tenter de lui garder Treilly. C’était sans doute un rêve fou et déraisonnable, car elle était à présent bien incapable d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille demeure, mais elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Elle s’en était faite la servante et la sentinelle, au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.
Pour Franck, la seule solution afin de garder Treilly aurait été de s’y installer et d’y consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en faire la nouvelle sentinelle. Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer la puissance des Bourbons.
Sa première femme avait déjà refusé d’y vivre avec leur jeune fils, comme il le lui avait autrefois proposé, ajoutant avec maladresse qu’il resterait à Paris et ne viendrait que pour les week-ends, s’il n’était pas en déplacement. Elle avait été affligée par la démesure de la belle et vétuste demeure et peu désireuse de s’offrir ainsi trois duègnes du même coup – les trois femmes vivaient encore. Elle aimait peindre, avait fait l’Ecole du Louvres et se croyait quelque talent. Un enterrement à Treilly n’aurait guère servi ce qu’elle considérait alors comme une « carrière ». Puis ils avaient divorcé pour d’obscurs motifs d’infidélité que Franck n’avait guère compris, tant il lui semblait naturel qu’un homme s’offrît quelques maîtresses. Il avait été élevé ainsi, surtout durant les périodes qu’il avait passées à Treilly. Les trois vraies femmes de sa vie, sa grand-mère et ses deux tantes, trouvaient tout naturel le joyeux libertinage des temps jadis. Le Bien-aimé, le plus bel homme du royaume, n’avait-il pas collectionné les maîtresses sans beaucoup de discrétion ? Bien sûr, il n’aurait guère été souhaitable que la propriété pût avoir elle aussi son « Parc aux cerfs », tout aristocrate ne pouvant imiter son roi…
Sa seconde femme, plus docile que la première, moins artiste par bonheur et bien meilleure maîtresse de maison, restait fort mal vue dans une famille si catholique pour laquelle le divorce n’existait pas. Elle n’était donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait plus de vingt ans qu’il s’était remarié. De plus, elle avait l’immense tort de « n’être pas née ». Dans ces conditions, il semblait fort difficile à Franck de lui demander un tel sacrifice : s’installer à Treilly et renoncer du même coup à toute vie personnelle. Sauver un pareil château demandait bien sûr les plus grands renoncements. Il aurait fallu se restreindre sur tout. Cesser de voyager ou de louer une villa chaque été en Normandie, dire adieu à ces petites soirées passées aux meilleures tables de France qu’il affectionnait tant, arrêter de recevoir leurs amis en leur faisant découvrir de merveilleuses vieilles bouteilles hors de prix… Renoncer aussi à s’offrir à l’occasion de coûteux cachemires et écharpes assorties, belles vestes de tweed le faisant assez ressembler à un parfait gentleman farmer…
Le silence téléphonique s’éternisait et Franck de Pompagnac reprit :
Qu’a donc eu ma tante ? Je l’ai encore vue il y a huit jours et elle était en parfaite santé.
Vous savez que je passe deux fois par jour au château, le matin pour l’aider à se lever et à faire sa toilette, lui porter ses deux repas, et le soir pour la coucher et voir si tout va bien. En cas de problème, elle peut toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée par terre dans sa chambre, évanouie et le crâne en sang…
Est-elle encore en vie ?
Franck, épouvanté, s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille tante occupait dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly… Elle disparue, plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec elle, ce serait toute son enfance heureuse qui disparaîtrait. Yolande avait tout naturellement succédé à sa mère à la tête de l’intendance de Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort effacé, trouvant naturel de continuer à veiller sur le passé et de lui consacrer son existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé ce qu’il adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais comme il ne trouvait pas de solution, il repoussait cette question en se disant que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand âge. Sa femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le principe de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir normand qu’ils achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée sur ce sujet, pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son horizon s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort sans doute prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie comme une mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de sa mère. Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui disparaîtrait. Certes, la propriété était mal entretenue, les allées plus jamais désherbées ou ratissées, les branches mortes rarement enlevées par des bûcherons pressés et pas trop zélés. C’était encore pire à l’intérieur…
Outre le premier étage où nul ne s’aventurait plus, outre le grand salon fermé et les meubles mis sous housses, les autres pièces du rez-de-chaussée avaient peu à peu pris cet air délabré régnant dans les demeures habitées par de très vieilles personnes sans moyens financiers suffisants. Plus personne n’allait dans la belle cuisine voûtée du sous-sol. On avait aussi fermé la grande salle à manger pour ne garder ouverte que la petite, autrefois celle des enfants. Le bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se feutrait doucement de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne était devenue un débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne jetait jamais en fait de vêtements usagés qu’on donnerait peut-être un jour « aux pauvres », vieilles lettres, vieux journaux et prospectus divers – elle avait même répondu avec une touchante constance, tant qu’elle l’avait encore pu, à ce qu’elle nommait des « réclames », en informant la société qu’elle la remerciait de sa proposition mais n’y donnerait pas suite pour le moment. Seuls le petit salon, une buanderie sommairement reconvertie en cuisine, trois chambres, des toilettes et une unique salle de bain vétustes servaient encore. Parmi les trois chambres, l’une était celle de Yolande dans laquelle se passait à présent toute sa vie, l’autre celle de Franck, mais la plus belle, la plus propre, toujours aérée et fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait occupée sa grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une chambre, mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos familiales et surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du lit au baldaquin « à la polonaise » étaient régulièrement changés, son peignoir bien disposé sur une chaise, ses vêtements se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son nécessaire de toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis accessoires en ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une élégante commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus beaux meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués depuis toujours.
Elle est encore en vie, monsieur le comte, répondit l’infirmière dans un murmure.
Franck respira plus librement, tout à coup libéré d’un poids insoutenable. Pourtant, le ton hésitant de la voix l’alerta et il demanda, plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu :
Tout va bien, alors ?
On ne peut pas vraiment dire ça.
Expliquez-vous, Karine ! Où est-elle ?
J’ai aussitôt appelé son médecin et il l’a fait conduire en ambulance à l’hôpital de Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très bonnes. Elle est dans le coma.
On sort d’un coma.
Dans son cas, je crains que non. J’espérais que le médecin vous aurait prévenu. Sans doute le fera-t-il demain…
Je vous remercie, Karine, je vais essayer de joindre l’hôpital.
J’aurais peut-être dû vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre que demain.
Non, non, vous avez bien fait et je vous remercie. De toute façon, je serai demain à Treilly et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes bien occupée d’elle et qu’elle vous appréciait.
Moi aussi, je l’aimais beaucoup. C’était une grande dame.
La voix de l’infirmière chevrotait et Franck devina qu’elle pleurait, ce qui l’émut, mais elle avait parlé à l’imparfait, ce qui lui sembla de bien mauvais augure. Il y avait trois ans déjà que cette Karine soignait sa tante et il savait qu’elle s’y était attachée. Il fallait avouer que sa tante Yolande n’était pas bien exigeante et avait le don de toujours s’émerveiller, comme une enfant, de la gentillesse qu’on lui témoignait. Une autre en aurait peut-être profité pour se faire offrir quelques bibelots ou même en dérober, mais Karine n’était pas ainsi. Au début, Franck avait attentivement surveillé que rien ne manquait, tâche presque impossible dans une demeure aussi vaste, où l’on n’avait jamais rien jeté au fil des ans, puis il lui avait fait confiance. Et à présent, elle aussi avait de la peine…
A demain, Karine, si vous pouviez passer en début d’après-midi.
Entendu, monsieur le comte.
Elle raccrocha et Franck demeura quelques instants, l’appareil à la main, hésitant sur ce qu’il convenait de faire à cette heure – il était près de minuit et sa femme se trouvait avec des amies dans la villa qu’ils louaient à Deauville. Il composa le numéro de l’hôpital sans grande conviction. Il était trop tard pour espérer avoir un médecin en ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante était encore en vie…
La ligne sonna longtemps avant qu’une voix féminine ne se décidât à répondre.
Pardonnez-moi d’appeler si tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de ma tante, Melle Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée dans la soirée.
Elle est dans le service de réanimation, je vous passe la ligne.
Franck remercia et attendit un long moment, écoutant la sonnerie résonner dans le vide. Enfin, on lui répondit. Il répéta sa demande. Une voix ensommeillée finit par dire :
Il n’y a pas de médecin à cette heure et je ne suis pas habilitée à vous donner ce genre d’informations, rappelez demain matin.
Je voudrais au moins savoir si elle est encore en vie.
Elle l’est, mais n’est pas consciente.
Je serai là demain.
Il vaudrait mieux arriver le plus tôt possible, si vous désirez la voir encore…
L’infirmière hésitait sur les mots à employer et Franck cria presque :
Vous insinuez qu’elle risque de ne plus être en vie ?
C’est une personne très âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne se réveille pas d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie n’a aucun sens.
Vous voulez plutôt dire que vous avez besoin de son lit.
Non, monsieur, on ne sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en sortir. Bonsoir monsieur.
Elle raccrocha. Franck, affolé, ne savait à quoi se résoudre. Il pouvait se mettre au lit, avaler un somnifère et partir aux aurores, mais il restait hanté par la peur de n’arriver trop tard. Il n’avait pas vu sa mère lors de ses derniers instants et s’était promis d’être là pour sa tante. La nuit, on roulait bien, mais il y voyait mal et n’aimait guère conduire dans l’obscurité. Pourtant il préféra s’y résoudre, jeta quelques vêtements et sa trousse de toilette dans un sac, se prépara une thermos de café et prit l’ascenseur jusqu’à son parking. Son Audi était rapide et confortable. Il n’y aurait personne sur l’autoroute et il serait en trois heures à Moulins. Après, il n’avait que trente minutes d’une route moins confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait. Il hésita à prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle connaissait à peine sa tante, qui ne s’était jamais montrée accueillante à son égard et cette histoire n’était pas la sienne.
Il roula beaucoup trop vite, affolé à l’idée d’arriver trop tard et de répéter la même fatalité que lors du décès de sa mère. Il n’avait pas assisté à ses derniers instants après une rupture d’anévrisme et elle se trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il était arrivé, car la nouvelle l’avait touché à New York. Le cercueil était même scellé et il n’avait pas été question de l’ouvrir. Son père l’avait assuré que c’était préférable. Un peu lâchement, il s’en était senti soulagé. Cette fois, il aurait plus de courage, il se le promettait. Il dormirait quelques heures à Treilly et serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait être là si une irrévocable décision devait être prise.
C’était une nuit d’hiver par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout clouté d’étoiles et une lune presque pleine, jetant un halo d’argent sur une campagne trop dépouillée à son goût. Il avait mis le pilote automatique pour éviter d’être surpris par un radar. De temps à autre, il portait à ses lèvres le goulot de la thermos et le café était resté presque chaud, en tout cas revigorant. A cette heure, ce n’était pas nécessaire de faire un détour pour éviter l’agglomération de Moulins et ses habituels feux rouges. La ville lui sembla très morne, toute engourdie par l’hiver. Il franchit l’Allier, très haute après les fortes pluies des derniers jours. C’était ce qu’il aimait en ce fleuve, son indiscipline et son non conformisme. On ne savait jamais où s’engouffrerait son eau, quels bancs de sable il envahirait et quels autres il choisirait de laisser à découvert. Pour l’heure, les premières rangées d’une plantation de peupliers, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait dans les tourbillons jaunâtres. Puis ce fut la sinueuse allée de Treilly et ses nids de poules, sa haute et belle poterne, l’étalement blanc et serein du château. Cette longue et harmonieuse façade si claire qu’elle parvenait à trouer la nuit lui serra le cœur. Treilly avait perdu sa vieille maîtresse, son ultime sentinelle. Qui veillerait sur lui à présent ? Le château lui parut bien mélancolique et solitaire, si vaste, si désespérément vaste…
Franck laissa sa voiture devant le perron, sortit son sac, actionna la fermeture automatique par habitude et prit à la main un trousseau de clefs plus volumineux et moins moderne que celui de son Audi. Il gravit les quelques marches du perron, inséra dans la serrure la plus grande clef, poussa fort et ouvrit avec la même éternelle difficulté la lourde porte cloutée du château. Sa main savait exactement où trouver le vétuste interrupteur et le lustre hollandais aux cuivres ternis s’éclaira de petites lueurs bien insuffisantes à repousser toutes les noirceurs du grand hall dont le parquet aurait eu grand besoin d’être ciré – une constatation qu’il faisait à chaque fois, de même qu’il se sentait attendri par le faible voltage des ampoules électriques dont sa tante avait équipé chaque lampe de la demeure, espérant ainsi réaliser de substantielles économies.
Il entra tout d’abord dans sa chambre qu’il trouva exactement telle qu’il l’avait laissée la dernière fois, une semaine plus tôt. Il y avait rassemblé le mobilier qu’il aimait : un ravissant cabinet italien en nacre et ébène qui aurait eu bien besoin d’être restauré, deux fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à crémaillères, une armoire, un coffre et une table de même époque. Si les pilastres en chêne torsadé du haut lit en baldaquin semblaient faits pour défier les siècles, il n’en était pas de même de la tapisserie du baldaquin, une verdure laissant en maints endroits voir sa trame. Il y avait même des bûches dans le panier posé près de la massive cheminé de pierre blanche. La pièce était glaciale. Un vent coulis désagréable passait par les joints de la fenêtre, qui fermait mal. Il se hâta d’en tirer les rideaux et d’ouvrir en grand les deux radiateurs de la pièce, qui mettraient au moins trois bonnes heures à réchauffer cet espace glacé. Puis il s’agenouilla devant la cheminée, disposa vieux journaux, petits bois et bûches avec la dextérité d’une longue habitude, alluma la flambée qui prit tout de suite et disposa avec soin le pare-feu.
Il hésita à se plonger dans un bain, mais il y renonça. Avant de se glisser sous la superposition de couverture coiffée par une couette bien ronde, il ne put s’empêcher de faire sa ronde habituelle après avoir allumé la lampe de poche qui ne quittait jamais sa table de chevet, précaution indispensable étant donné l’âge canonique de l’installation électrique de Treillis. Il aimait le château ainsi assoupi, tout à coup happé par un cône de lumière qui n’en révélait que des détails en en masquant l’état général, guère brillant. L’enfilade des salons et salles à manger donnaient tous sur le hall central, mais on pouvait aussi passer d’une pièce à l’autre en décrivant un vaste arc de cercle, forme de l’arrière du château, la partie donnant en terrasse sur l’Allier. Les pièces avaient un aspect paisible, les meubles ainsi transformés en fantômes blancs. Son pauvre château, qu’allait-il devenir à présent qu’il avait perdu sa dernière sentinelle ?
Bien sûr, sa femme n’aurait qu’une hâte : le mettre en vente pour acheter enfin le manoir normand dont elle rêvait depuis des années et qui serait tellement plus confortable et plus facile d’accès que son malheureux Treilly. Elle consentait à conserver quelques meubles, les moins encombrants, quelques tableaux, les plus petits, mais tout le reste serait également vendu. Ce lui serait un crève-cœur. Et puis, en cette période de crise, qui pourrait acquérir une pareille demeure, si vaste, si belle et si vétuste ? Si le Conseil Général se décidait à faire un effort et à racheter Treilly, qu’en ferait-il ? Un musée poussiéreux que nul ne visiterait jamais ? Une maison de retraite où de pauvres gens y mourraient d’ennui avant de mourir tout court ? Une colonie de vacances pour des galopins peu soigneux qui auraient vite fait de massacrer ce qui subsistait encore ? Il y avait peu de chances pour qu’un émir arabe allât s’installer ou envoyât ses femmes en vacances dans cette campagne perdue du centre du pays et dépourvue de grands attraits touristiques. Y aménager un relais-château aurait bien sûr été la meilleure des solutions, mais Treilly restait désespérément à l’écart des routes touristiques.
Si sa tante devait rester à l’hôpital, le plus urgent serait de trouver des gardiens acceptant d’y habiter, des personnes de confiance qui n’iraient pas déménager en douce meubles, toiles, tapisseries, cristaux et porcelaines, mais où trouver de telles perles et avec quel argent les payer ? Il était loin, le temps où l’on pouvait encore loger des gens en échange de tels services. A présent, il fallait aussi un salaire et sans doute des travaux de rénovations importants pour moderniser l’espace qu’ils occuperaient. Franck ne voyait pas de solutions à ses problèmes. Il fallait absolument que sa tante pût guérir et que Treilly retrouvât sa fidèle sentinelle. D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il souhaitait avec un désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé de la meilleure part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.
Quand il rentra dans sa chambre, la température ne s’était guère améliorée. Il faisait presque toujours aussi froid. Il se déshabilla aussi vite qu’il le put, enfila un t-shirt et s’enfouit sous l’amas de couvertures. Les draps lui semblèrent glacés. Trop de pensées sombres l’occupaient et il préféra prendre à titre préventif un cachet de Stilnox pour jouir de quelques heures de sommeil avant d’affronter l’hôpital et l’insupportable vision de sa tante inconsciente, elle qui était toujours restée si gaie et si bavarde, même si elle ne pouvait plus guère se déplacer. Il s’était souvent demandé la raison de cette joie immuable, alors qu’elle n’avait sans doute pas connu l’amour, pas pu fonder la famille à laquelle elle aspirait, alors qu’elle était demeurée, année après année, la dévouée gardienne de Treilly, auquel elle avait sacrifié toute vie personnelle, toute ambition, tout plaisir, toute distraction. Seuls les vieux fermiers du coin venaient encore la voir. Même le nouveau curé hésitait à trop se montrer au château, se contentant de lui porter la communion une fois par mois.
Depuis la mort de sa mère, puis de sa sœur, Treilly avait été l’unique compagnon, confident et protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y venait guère qu’une semaine par mois. Les derniers temps, elle n’écoutait même plus la radio ou la télévision, se contentant de se faire conduire le matin jusqu’à son large fauteuil à oreillettes, placé contre la fenêtre d’où elle voyait toute l’étendue de la terrasse surplombant fièrement la vallée et le cours si capricieux de l’Allier. Elle ne le quittait que pour prendre ses repas ou se rendre, péniblement, en clopinant sur ses cannes, jusqu’aux toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit, gardant l’impression que l’élégante et vaste demeure continuerait jusqu’au bout à veiller sur elle. D’ailleurs, Franck ne savait plus très bien qui veillait qui, une étrange osmose s’étant opérée entre sa vieille tante et son très vieux château. Sa tante Yolande était entrée en religion de Treilly…
Il se releva soudain, pensant qu’il n’était pas entré dans la chambre de sa tante. Il répugnait à le faire en son absence, mais peut-être la pièce lui apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y pénétra avec réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris dont la vieille demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur de renfermé. De vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à couper le chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par habitude, Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à l’habituel chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop faible voltage répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota le fauteuil renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa tante avait-elle cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait perdu l’équilibre, un verre et une assiettes brisées sur le tapis, puis il vit de longues traînées de sang allant du fauteuil presque jusqu’au lit. Elle avait dû tenter de s’y traîner en un dernier réflexe. Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait plus que de soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre tant de sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait pas contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans le salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…
Il faisait un temps superbe, le lendemain matin, et quelques oiseaux peu frileux chantaient sur les branches dénudées des grands tilleuls bicentenaires. Le gel avait mis une mince couche blanche sur l’herbe et les arbres et tout ce givre étincelait au soleil. Il était déjà neuf heures du matin. Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait voulu. Franck fila sous la douche, à peu près chaude, remit les vêtements de la veille pour gagner du temps, se fit chauffer un nescafé au four à micro-ondes – une innovation qui avait enchanté sa tante –, puis il s’engouffra dans sa voiture et fila en direction de Moulins, de ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de son air un peu assoupi de préfecture de province – les munificences des ducs de Bourbon étaient bien oubliées…
A la réception de l’hôpital, il se fit indiquer l’étage et le numéro de la chambre où se trouvait sa tante, dans le service de réanimation. Quand il émergea de l’ascenseur, une infirmière lui montra la bonne direction, tout en lui demandant :
Vous êtes de la famille ?
Je suis son neveu.
Je suis désolée, vous arrivez trop tard, elle est décédée d’une commotion cérébrale.
Quand est-ce arrivé ?
A trois heures du matin, cette nuit, mais de toute façon, son cerveau n’était plus irrigué. Elle était déjà en état de mort clinique quand on l’a amenée ici.
Puis-je la voir et je voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a soignée ?
Bien sûr, suivez-moi. Je préviens le docteur Claudin.
Elle le fit entrer dans une petite pièce curieusement démunie de tout appareil médical. Il examina les lieux avec suspicion.
Je suppose que ce n’est pas ici qu’on l’avait installée ?
En effet. On l’a débranchée quand la mort a été constatée et on l’a mise ici, nous savions qu’un membre de sa famille venait la voir, son infirmière nous avait prévenus.
Je vous remercie.
Sa tante reposait paisiblement dans un lit non médicalisé, un drap jaune tiré jusqu’à ses épaules. On lui avait même remis son appareil dentaire. Sans doute Karine, son infirmière, était-elle venue la voir de bonne heure ce matin. Un soupçon de rouge à lèvres rehaussait sa bouche, un peu de poudre unifiait son teint où se devinaient à peine les taches brunes de la vieillesse, les taches de cimetière… Ses cheveux blancs, lisses et bien coupés comme ils l’étaient toujours, venaient d’être coiffés. La familière senteur d’iris errait comme un fantôme aimé dans la pièce. Karine avait décidément pensé à tout. Il ne manquait que la broche en diamants représentant une tulipe qu’elle portait toujours, mais Karine avait sans doute eu peur des voleurs. Sa tante semblait paisible, sereine. La mort l’avait prise par surprise, sans l’entamer. Elle était morte en paix, son devoir de sentinelle accompli jusqu’à l’ultime instant. Il se pencha sur elle, déposa un baiser sur le front froid et à peine ridé. Une rose, piquée dans un gobelet en plastique, se dressait sur la table de nuit, encore une délicate attention de Karine, qui n’ignorait pas combien sa tante avait aimé les fleurs et surtout les roses. Les rosiers de la terrasse avaient longtemps été l’objet de toute son attention.
Il avait pensé la trouver dans le coma, mais pas morte, pas déjà. Il restait immobile devant elle, hébété, incapable de pleurer, mais le cœur navré. Un léger coup frappé à la porte le fit sursauter. Un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche, l’air déjà fatigué, entra dans la pièce et lui serra la main.
Toutes mes condoléances, monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma plutôt, sans souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte. Celle que je nous souhaite à tous.
Je m’en veux tellement de n’avoir pas été là. J’habite Paris, mais je venais passer chaque mois une semaine avec elle à Treilly.
Le château de Treilly ? Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle vous revient ?
En effet, mais je ne sais qu’en faire. Notre vie est à Paris et en Normandie et ma femme ne veut pas entendre parler d’une installation ici, mais en vendant Treilly, j’aurais l’impression de tromper ma tante, de lui être infidèle. Car elle lui a voué sa vie, vous savez.
On peut s’éprendre follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un amour plus absurde qu’un autre.
Ma tante a-t-elle reçu tous les soins nécessaires ? Je veux dire, en dépit de son grand âge, a-t-on tout tenté pour elle ?
Quand elle est arrivée dans mon service, elle n’était plus consciente. Je veux dire que même si on avait pu maintenir les fonctions vitales, ça n’aurait servi à rien. Elle n’avait plus de cerveau. C’était un légume, comme on appelle ça. Dans son cas, la garder en vie n’aurait eu aucun sens, mais son cœur s’est arrêté tout seul. On ne l’a pas débranchée, si c’est votre crainte.
Je vous remercie de me donner ces explications, je me sens ainsi moins coupable. Quand puis-je faire prendre le corps ?
Il y a quelques papiers à signer, mais les pompes funèbres peuvent venir dans l’après-midi.
Je vous remercie.
Franck eut un dernier regard pour sa tante, il serra la main du médecin et quitta l’hôpital. Comme toujours, les magasins de la mort s’étaient installés juste en face de l’entrée de l’hôpital. Il y en avait deux et Franck choisit celui qui lui parut le moins prétentieux et le plus sobre. Sa tante aurait détesté les dentelles synthétiques violettes et les fleurs artificielles aux teintes heurtées de celui qu’il avait écarté. Il entra et un vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter le costume noir trois pièces et le sourire cauteleux de circonstance vint s’enquérir sans phrases trop fleuries de ses besoins.
Après quelques hésitations, Franck choisit un modèle en chêne car sa tante avait toujours aimé ces arbres, très simple, sans bronze excessif. Il ne voulut qu’une garniture blanche à l’intérieur. Il déposerait ensuite sur le corps de sa tante le magnifique voile de dentelles de Malines offert par la reine Marie-Antoinette à l’une de leurs aïeules. Sa grand-mère, puis ses sœurs s’étaient mariées en portant ce voile. Sa tante aurait dû le porter elle aussi si sa mère ne l’avait sacrifiée à son égoïsme autoritaire, écartant l’un après l’autre tous les prétendants de Yolande. Elle méritait d’être ensevelie dans ce voile, même s’il devinait que ce ne serait pas du goût de ses trois sœurs. Il y avait des années qu’elles n’étaient venues à Treilly et il n’avait pas l’intention de les consulter en rien, même s’il exigerait leur présence. Il y avait des meubles à se partager et ce motif suffirait à leur venue…
Le reste de la journée fut consacré à prévenir son fils, toujours à Canton mais qui promit son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille plus lointaine, le curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger une annonce, la plus brève possible étant donné les coûts prohibitifs, pour le Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il trouvait l’usage ridicule et démodé pour le premier journal, mais il savait que sa tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de se faire lire la rubrique nécrologique par Karine, secrètement enchantée lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un plus vieux, d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient rares, tous ceux de sa génération ayant depuis longtemps disparu. Enfin, il restait par bonheur « des noms qu’on connaît », sans doute les enfants ou les neveux des disparus…
Il téléphona à la femme de ménage qui venait une fois par semaine donner de ci de là un coup d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd elle fut là, il la chargea de faire en grand le ménage dans la chapelle où se trouvait encore exposé le saint sacrement, comme l’attestait la petite ampoule rouge toujours allumée, ainsi que dans le hall et la grande salle à manger où il recevrait les gens du village et les quelques voisins que sa tante connaissait encore, mais bien des propriétés avaient changé de main et avaient été rachetées pas des fortunes douteuses ou étrangères, ce qui était bien la même chose, bref « des gens qu’on ne connaissait pas », qu’on ne convierait évidemment pas. Puis arriva Karine, qui s’offrit spontanément à donner aussi un coup de main. Ses yeux rouges indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup pleuré. Outre une enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré ses protestations la belle tulipe en diamants convoitée par ses sœurs et tint à l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au moins le mérite de régler le problème du partage des bijoux, car il n’y en avait pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons de manchettes en or et la chevalière de son grand-père et ses sœurs s’étant déjà partagé les quelques bijoux de leur grand-mère – il n’était en effet pas question que sa nouvelle épouse, qui « n’était pas née », pût en bénéficier. Madeleine avait serré les dents sans rien dire…
Franck avait décidé que le cercueil serait exposé dans leur chapelle jusqu’à la messe mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus tard, il venait de s’arranger téléphoniquement avec le curé. Chaque habitant de Treilly pourrait venir se recueillir quand il le voudrait devant le cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée dans l’une des anciennes tours de l’antique forteresse – la seconde avait servi de pigeonnier. Après l’enterrement et la descente en terre dans leur petit cimetière privé jouxtant celui de la commune, mais auquel on accédait par une porte spéciale – ceux du château ne mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village –, Franck offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du mousseux à tous dans la grande salle à manger. Un solide dépoussiérage s’imposait donc…
Karine promit de coller sur les portes de la mairie et de l’église une simple annonce que Franck avait rédigée et imprimée sur la petite imprimante installée avec l’ordinateur dans la bibliothèque, avisant le village du décès de sa tante, de la date de ses funérailles et invitant ceux qui le souhaitaient à venir dès ce soir se recueillir devant son cercueil. En fin de journée, tout était presque réglé lorsque la voiture des pompes funèbres arriva avec le cercueil. Les deux femmes avaient ensemble décoré la chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck avait en plus commandé dix pots d’azalées blanches en se disant qu’il n’avait jamais songé, hélas, à en offrir à sa tante lorsqu’elle était encore vivante. Elles avaient sorti le meilleur dessus d’autel à la belle dentelle un peu jaunie et épousseté les prie-Dieu couverts de velours rouges. Il n’y avait plus une toile d’araignée. Les chandeliers d’argent brillaient, des cierges tout neufs y avaient été placés. De multiples verres rouges garnis de petites bougies rondes faciles à remplacer étaient posés partout dans la chapelle et leurs lueurs toutes gaies l’emplissaient d’une lumière très douce. Les décorations de sa tante, croix du Mérite, croix du Combattant Volontaire et Légion d’Honneur, reposaient sur un petit coussin, également de velours rouge. La chapelle avait bon air, tout était parfait et Franck se dit que sa tante Yolande aurait été satisfaite.
Son fils Rodolphe, même s’il travaillait à Canton, arriverait le lendemain en même temps que sa femme et ses soeurs, mais il avait voulu se charger seul de la dernière apparence de la morte. Le cercueil n’était pas encore refermé. Karine avait revêtu la vieille demoiselle de sa meilleure robe, en velours bleu roi, qui avait déjà quelques années mais paraissait presque neuve, elle avait été si peu portée. Puis ils avaient ensemble drapé sur elle le beau voile de dentelles de Malines qui auréolait sa tête comme celle de la Vierge de la Macarena, à Séville, mais les visages n’avaient pas le même âge… A sa façon, Yolande restait belle dans la mort et tous pourraient la voir ainsi, maigre et fripée, certes, mais ses beaux traits encore parfaitement ciselés. Il aurait été insupportable à Franck que sa femme, si étrangère à tout ce qui concernait Treilly, ou ses sœurs, qui n’y étaient pas venues depuis des années, mais restaient toujours aussi péremptoires sur tous les sujets, pussent décider à sa place de ce qu’il convenait ou non de faire pour la morte dont elles s’étaient si peu souciées, vivante. Quant à son fils, il se préoccupait surtout d’efficacité américaine et n’avait pas encore contracté le virus de Treilly. Il était trop tôt… Lui-même ne l’avait ressenti que fort tardivement.
Il avait rendez-vous le lendemain matin avec le curé pour régler la cérémonie mortuaire, choisir les chants et les prières, mais il savait déjà qu’il voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de Mozart et l’Ave Maria de Charles Gounod interprété par la soprano Victoria Taranova. Il ne voulait rien d’autre et surtout pas ces chants grelottants et frileux massacrés par de vieilles femmes essoufflées dans les petites églises de campagne, accompagnés du martèlement épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la décharge. Il avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de Treilly.
Il n’avait pas eu le temps de déjeuner et s’aperçut qu’il avait faim. Karine, toujours prévenante, lui avait laissé deux sandwiches et un carafon du meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au fort parfum de violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même vin, ainsi que des amandes et des pistaches jetées dans des coupes, avaient été disposés dans la grande salle à manger. Franck pensait que ces préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais il se trompait. Déjà, la première voiture se présentait dans la grande allée veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup d’autres. Tout le Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà revêtu ses beaux habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un mariage ou d’un enterrement : costumes noirs et cravates pour les hommes, tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup portaient des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se demandait comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les employés des Pompes Funèbres étaient décidément capables d’opérer des prodiges de célérité.
Il descendit les marches du perron et marcha à leur rencontre pour leur ouvrir les portes de la chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur précautionneuse, se signèrent devant la petite ampoule rouge, même le maire qui était communiste, mais ne manquait pas un office. Ils firent le tour du cercueil, se recueillant un instant devant le beau visage parcheminé, puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils étaient venus tous ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les Anciens Combattants déposèrent sur le cercueil une gerbe de glaïeuls rouges, sans pouvoir deviner que Yolande avait toujours détesté cette fleur qu’elle trouvait « trop empesée ». C’étaient ses termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban portant ces mots : « A notre vaillante comtesse ». On admira beaucoup les magnifiques dentelles de Malines jadis offertes par la reine Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles allaient très bien à « Mademoiselle la comtesse » et lui faisaient comme une parure de mariée.
L’ombre du soir tombait peu à peu sur Treilly. Seules les pierres si blanches de la façade parvenaient encore à en repousser les noirceurs. Franck alluma les lanternes extérieures, qui les caressèrent de blondeur. Un peu intimidés et protestant « qu’il ne fallait pas », mais secrètement ravis d’être reçus au château, les habitants du village entrèrent dans le hall, puis dans la grande salle à manger. Franck les servit et le Saint Pourçain généreux ne tarda pas à délier les langues. Le ton monta, quelques rires fusèrent, mais ils ne semblèrent pas incongrus à Franck. Chacun avait une anecdote à rapporter au sujet de « Mademoiselle la comtesse », disant comment elle avait jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la petite à Prentout, guéri les répugnants abcès du père Malaucène, accouché seule la femme Germain quand le docteur, surpris par la tempête, n’avait pu arriver à temps. Franck fut touché de voir à quel point elle était aimée, dans ce modeste petit village oublié par les circuits touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il n’y avait rien à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses portes que pour la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes, le reste du monde l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis longtemps, sa famille ne venait jamais la voir dans son grand château inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce pas certain…
Il y avait encore plus de monde pour l’enterrement dans leur petite église de village, magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du département car on avait découvert dans le chœur des fresques du XV è siècle uniques en leur genre. Pour une fois, sa tante, si effacée durant toute sa vie, était la reine de la cérémonie. Tout le village était là, mais aussi beaucoup de voisins que Franck n’avait pas vus depuis longtemps, bien sûr des « gens que l’on connaît » ! Son fils lui parut très beau dans son costume noir, le teint halé. Ses sœurs et sa femme étaient belles et convenables dans leurs vêtements de deuil, mais elles n’avaient pas à fournir les mêmes efforts que lui pour ne pas éclater en sanglots. La musique qu’il avait amoureusement choisie flottait dans l’église et s’envolait sous les voûtes. Le curé, sans doute vexé, n’avait prononcé aucune homélie, se contentant de lui faire signe de s’approcher du cercueil et du micro au moment adéquat. Finalement, il garda son papier dans sa poche. C’était à sa tante seule qu’il voulait parler et il savait très bien ce qu’il avait à lui dire, craignant seulement de n’être trahi par une voix trop tremblante. Il parvint pourtant à l’assurer en commençant ainsi son petit discours :
Chère tante Yolande, bien plus chère à mon cœur que vous ne pouvez l’imaginer, c’est grâce à vous que nous voici tous réunis ici, pour vous aimer encore, pour nous souvenir toujours…
Les mots venaient facilement et Franck s’aperçut qu’ils émouvaient, parce qu’ils étaient sincères. Il vit plus d’une femme sortir discrètement son mouchoir et les hommes tousser pour se donner une contenance.
Il participa à la levée du corps pour aider à porter le cercueil jusqu’au petit cimetière familial. Il ne pesait pas bien lourd, elle s’alimentait si peu ces dernières années. Il avait fait planter dans le minuscule enclos privé trois rosiers blancs fleuris, dont les roses se flétriraient à la première gelée, mais elles reprendraient ensuite. Il le fallait, sa tante les avait tant aimées. Ce lui fut un déchirement que de voir la bière descendre dans ce grand trou noir, si profond, si triste, si esseulé.
Les prières terminées, il prit brièvement le micro pour remercier l’assistance d’être venue si nombreuse et la prévenir que tous étaient conviés à venir boire au château à la santé de la morte. Il jugea ensuite l’expression étrange, mais ne la corrigea pas.
On n’avait pas vu pareille affluence à Treilly depuis le mariage de la plus jeune de ses sœurs. Les portes étaient large ouvertes. Tous entrèrent un peu gauchement. Pour certains, c’était la première fois qu’ils étaient reçus à Treilly.
La veille, sa femme, Madeleine, avait aidé Karine et Françoise, la femme de ménage, à cirer le parquet et les meubles du grand hall et de la grande salle à manger. On avait étendu sur la table « troubadour » une large nappe bordée de dentelles et dûment armoriée qui avait bon air. Des bouquets de houx et d’if décoraient le buffet de même style. Les chaises avaient été repoussées contre les murs. Franck avait exigé du vrai champagne, ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il s’agissait d’honorer le souvenir de la dernière sentinelle de Treilly. Il y avait bien sûr aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais oblige, ainsi que de la viande froide, de la charcuterie et des assiettes de fromages. Le ton monta rapidement. Chacun y allait de sa petite anecdote sur « la vaillante comtesse du village » et Franck se demandait avec un étonnement douloureux pourquoi il n’avait pas songé à organiser pareille fête du vivant de sa tante, pour ses anniversaires par exemple. Enfin, elle restait le centre de la fête et il pensa à distribuer des images mortuaires à tout le village. Elle y souriait pour toujours, jeune encore, souriant sur le perron de Treilly, son seul amour.
Ses sœurs auraient bien voulu que l’on fît, lors des jours suivants, les partages des meubles, vaisselle, argenterie, bibelots et tableaux, mais Franck se réfugia derrière le fait qu’il était nécessaire de faire venir un expert pour repousser à plus tard la détestable corvée et il les vit partir avec soulagement dès le lendemain sans même avoir couché là. Même son fils avait préféré le confort d’un hôtel à Moulins. Madeleine lui proposa de rester avec lui pour mettre un peu d’ordre dans les vastes pièces délaissées, ce qu’il accepta avec reconnaissance, redoutant sa nouvelle solitude à Treilly.
Bien vite, les initiatives de Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait à tout, déplaçait tout sous prétexte de rangement ou de nettoyage. Or Franck entendait tout laisser exactement en l’état, comme si sa tante avait encore pu veiller sur le château si aimé.
Enfin, Franck, quand les experts immobiliers viendront estimer le château, il faudra bien le leur faire visiter des caves au grenier et, pour l’instant, c’est dans un piètre état. On dirait que rien n’a jamais été jeté ou trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux journaux, toutes ces vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut les jeter. Il y a aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras jamais réparer, mais qui pourraient intéresser un brocanteur.
Qui te dit que je ne lirai pas toutes ces vieilleries ou que je ne me mettrai pas à recoller tout ce qui en a besoin ?
Elle parut stupéfaite, tante la tâche lui semblait immense et bien inutile, mais il avait pris un air fermé qu’elle ne connaissait que trop et elle jugea plus prudent de ne pas insister. Elle s’attaqua alors au contenu des placards, armoires ou bahuts divers, mettant de côté ce qu’il fallait nettoyer et garder et ce qui était bon pour la poubelle, mais il ne cessait de rôder autour d’elle et de remettre ce qu’elle avait écartés dans le tas des choses à conserver. On n’arrivait à rien. Il critiquait chacune de ses initiatives et devenait si odieux qu’elle décida de partir le troisième jour, mais elle voulait auparavant rencontrer les experts immobiliers et ceux qui estimeraient les meubles. Franck tenta de l’en dissuader. Cette fois, il n’eut pas gain de cause.
Après bien des visites, bien des notes griffonnées sur d’épais carnets, Madeleine fit aussi ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé, une fois enlevées les parts de ses belles-sœurs, que le modeste manoir normand auquel elle rêvait depuis si longtemps prit des allures de fier château campé dans un beau parc.
Nous garderons quelques meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière de concession, mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te revient. Les agences peuvent se charger des visites, elles ont l’habitude. Tu sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de te changer les idées. Ce serait trop triste de rester seul ici. Rentre avec moi.
C’est trop risqué, il n’y a pas d’alarme.
J’ai appelé une société, ils viennent tout à l’heure.
Ca va coûter une fortune.
Moins cher qu’un cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.
Il n’y avait plus rien à dire et il laissa Madeleine ranger leur chambre et boucler leurs sacs. Pourtant, il se sentait désespéré.
Quand tout fut embarqué à bord de l’Audi et le château fermé, la nouvelle alarme enclenchée, il s’installa derrière le volant et lui dit soudain :
Je te conduis à Moulins pour y prendre le train. Je voudrais rester encore quelques jours, trier les derniers papiers, voir à quoi ressemblent les visiteurs que m’ont annoncés les trois agences auxquelles j’ai confié la vente de Treilly. Je n’ai pas envie de céder mon château à n’importe quel émir arabe, même pour t’offrir le manoir normand de tes rêves.
Madeleine préféra ne pas lui faire remarquer qu’il y avait fort peu de chances, hélas, pour qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce coin perdu du Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur ferait l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix. Le ton dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur « manoir normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y pensa plus. Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs meubles et tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces en fonction des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé de mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands assez mal en point.
Franck retira toutes les housses blanches recouvrant les meubles de Treilly, tant au premier étage qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les volets, puis il commença à explorer chaque tiroir de chaque secrétaire, commode, buffet ou armoire, un gros sac poubelle en plastique à ses côtés. Certains objets n’étaient même pas identifiables, rebut de rebut… Il y avait des amas de carnets de comptes qu’il jeta, de faire-part de mariages qu’il jeta aussi, de vieilles cartes de visite mentionnant des personnes au cimetière depuis des lustres, toute la correspondance amoureuse de ses grands-parents qu’il ne se sentit pas le droit de lire et préféra brûler, les lettres enfantines adressées par ses soeurs et lui à sa grand-mère et à ses tantes, qu’il conserva, quelques lettres de ses parents, une épaisse correspondance de sa première femme, toujours accompagnée de photos, qui l’étonna, de nombreuses cartes postales adressées à ses tantes qu’il ne put se résoudre à voir disparaître, d’innombrables coupures de journaux dont il ne comprit pas la présence, des généalogies qu’il conserva bien sûr, des papiers très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries qu’il ne put déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans un secrétaire fermé à clef.
Quand il en eut fini avec les papiers, il se lança dans le tri du linge de maison. C’était ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés, ornés de couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater qu’ils partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les broderies et les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y avait de même un nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi armoriés, mais hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter. D’autres écrins, plus vastes, avaient contenu de l’argenterie dont il ne trouva pas traces.
Ce travail de titan était ponctué par les visites des agents immobiliers flanqués de leurs clients. Au début, il lui était pénible d’assister à leurs déambulations chez lui et d’écouter leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis, tapisseries ou porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas grand-chose – et leurs plans de décoration future, toujours catastrophiques à son sens car il souhaitait que rien ne changeât, puis il se dit que cela l’aiderait à se faire une idée des futurs acquéreurs de Treilly. Et à repousser vigoureusement leurs diverses propositions. L’un confondait avec entrain tous les styles. L’autre prenait les meubles troubadour de la grande salle à manger pour de l’authentique Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre sur deux pour créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait l’intention d’aménager des chambres dans la grande galerie. Celui-ci voulait repeindre les belles boiseries de chêne dans un camaïeu de roses et d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à la française par un golf miniature… Rien n’était acceptable. Les agents immobiliers commencèrent à se décourager et leurs visites à s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des nouvelles, mais elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir normand…
A la demande de Franck, un expert de Sotheby’s vint examiner mobilier, bronzes, porcelaines, tapis et tapisseries et ce qu’il restait d’argenterie. Il en fit quatre lots que l’on tirerait au sort. Ensuite, chacun pourrait échanger ce qui ne lui plairait pas, Franck ne voulait pas se retrouver avec l’ensemble de la literie et tous les meubles troubadour.
Cette fois encore, ses sœurs préférèrent loger à l’hôtel et ils dînèrent tous les quatre dans un charmant moulin des environs – ni Madeleine ni les conjoints n’avaient été conviés à ce partage strictement familial. La seule exigence de Franck était que ses sœurs fissent rapidement prendre par des déménageurs leur part, ne voulant pas être tenu pour responsable d’un cambriolage toujours possible en dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles hasarda qu’il serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie réception à Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait et toutes comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois envolé le tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie dans son château que l’on allait amputer des trois quarts de ce qu’il renfermait.
Il passait tout son temps à Treilly et ne venait même plus une semaine par mois à Paris, comme il l’avait promis à son épouse. Il y avait tant à faire…
Puis arrivèrent les déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand soin. Les pièces lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien gros. Il appela Madeleine à la rescousse.
Elle déclara que le château gagnait beaucoup à ce nouveau dépouillement, car il ressemblait auparavant à la décharge d’un brocanteur. Elle n’avait même pas parlé d’antiquaire et Franck fut un peu vexé. Madeleine s’affaira avec une bonne humeur contagieuse. Un lit mis au rebut au grenier fit un ravissant divan, une fois bien recouvert et garni de coussins neufs. La colonie de chaises placées contre les murs semblaient monter la garde en espérant on ne savait quoi. Disposées deux par deux de part et d’autre de simples guéridons, elles avaient déjà meilleur air. De nombreux fauteuils boiteux ou éventrés peuplaient aussi le grenier. Une fois recollés et retapissés, ils devinrent fort élégants. Madeleine avait des doigts de fée et un enthousiasme intact. Elle attaqua Treilly pièce par pièce. Elle aurait bien aimé oser des couleurs vives, des camaïeux surprenants, mais sur ce point Franck resta très ferme. Certes, elle donnait au vieux château un indispensable coup de neuf, mais il fallait le laisser dans son jus, remplacer une tenture défraîchie par son sosie, un velours passé par un autre de même facture. C’était un peu frustrant, mais elle obtint de choisir les nouveaux matériaux en s’appuyant sur l’envers du décor. Un velours devenu d’un rose fané se révélait avoir été d’un rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses teintes de ciel des tropiques.
Franck rangeait, Madeleine collait des papiers peints, tendait des soies aux murs, recouvrait les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson ou les tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais Franck ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan, devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il s’était nourri de sa substance.
Au bout d’un an de labeur acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau dans ses vêtements neufs, était enfin digne d’être admiré. Franck s’en ouvrit à Madeleine et ils décidèrent de convier à leur fête le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs, les trois sœurs de Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de son premier mariage, mais qui se trouva par malheur retenu pour affaires à Canton. Cette fois, ceux du village ne furent pas invités. Madeleine avait fait appel à un traiteur et un fleuriste. Tous les salons furent ouverts. Un orchestre avait même été installé dans la grande galerie du premier étage pour faire danser la jeunesse – pour une fois que la galerie allait servir…
L’enfilade des salons et salles à manger repeints de frais, les meubles garnis de belles soieries, l’excellence du champagne et des petits fours, la magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire la grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête… Madeleine, très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de soie verte changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.
On croirait presque qu’elle « est née », murmura l’une des sœurs à l’oreille de l’autre.
On pourrait la prendre pour une vraie comtesse, même si un remariage ne donne évidemment droit à aucun titre.
Mais comme tout le monde est aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le Jockey Club ou tous les ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è seraient bien ternes sans aucune duchesse, marquise ou comtesse « vraies » ! Nous-mêmes…
Toutes trois étaient en effet divorcées et ne se gênaient guère pour porter les tires de leurs nouveaux époux, même si elles savaient pertinemment n’y avoir aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à dire que la fête était splendide et que Madeleine et Franck avaient accompli des miracles.
Madeleine souriait bravement à tous, mais elle était exténuée, refusant de l’admettre et tenant bon tant que le dernier invité ne fût pas reparti. En montant dans « leur » chambre, qui était à présent celle du balcon, la plus belle du château et se trouvait au premier étage, elle s’entortilla les pieds dans la traîne de sa robe, glissa, ne parvint pas à se rattraper et sa tête heurta durement le coin de marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit d’os éclaté, comme un œuf coque que l’on écrase, un mince filet de sang.
Franck était parti humer l’air de la nuit et savourer une dernière coupe sur la terrasse, contemplant l’évasement de la vallée et l’ample courbe de l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il frissonna et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva Madeleine, renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa belle robe de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une fracture du crâne et à une mort instantanée.
Franck lui fit de belles funérailles, moins émouvantes pourtant que celles de sa tante, car le village ne la connaissait guère et les Parisiens ne furent pas très nombreux à se déranger – on vient plus volontiers à une soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut ensevelie dans l’enclos familial, à côté de tante Yolande. Franck hésita longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de comtesse qu’elle avait tant prisé, puis il s’y résigna avec mauvaise humeur sur les instances de ses sœurs qui firent valoir que Madeleine ne pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre enterrée là. Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même s’il l’avait fait pour sa grand-tante.
Et Franck reprit tout naturellement ses veilles solitaires de sentinelle. Madeleine avait terminé son rôle de décoratrice, elle n’aurait plus été utile à grand-chose. Treilly n’admettait pas n’importe qui pour cette fonction de sentinelle, certainement pas quelqu’un qui « n’était pas né », quelqu’un qu’on « ne connaissait pas »…




La sentinelle



Votre tante Yoyo… Pardonnez-moi, je veux dire Melle la comtesse de Treilly… Je sais que je vous appelle un peu tard…
Oui, que se passe-t-il ? répondit Franck de Pompagnac avec nervosité. A-t-elle un problème ?
Il y eut un long silence sur la ligne et Franck regarda avec étonnement sa main qui tenait le combiné et qui tremblait. Il avait quitté en parfaite santé sa tante Yolande de Pompagnac, qui n’était pas mariée et préférait en conséquence se faire appeler la comtesse de Treilly, un titre du Saint Empire Romain Germanique porté dans sa famille par les femmes depuis des lustres. Sa vieille tante de quatre-vingt-douze ans vivait seule en son immense château de Treilly, ancienne forteresse des Bourbons entièrement remaniée et rendue plus confortable par un ancêtre argenté, sous Louis XV. La place forte y avait gagné des fenêtres plus larges rendant la demeure claire et accueillante, un bel escalier pour y accéder, un toit à la Mansart et un premier étage comportant un cabinet de toilette pour chaque chambre, luxe insolite pour l’époque. De son passé de forteresse, elle avait gardé la fière poterne d’entrée, autrefois pont-levis, le dessin des douves à présent converties en prairies, deux tours isolées jadis reliées aux remparts et maintenant transformées en chapelle et pigeonnier. Surtout, le château jouissait toujours, du haut de son éperon rocheux, d’une vue incomparable sur l’Allier et ses capricieux débords capables de noyer sous l’eau une bonne partie des plantations de peupliers de la vallée. A Treilly pourtant, on restait toujours à l’abri des crues du fleuve, que l’on observait de haut, avec une certaine admiration pour ses furies et ses folies.
Aussi loin qu’il s’en souvenait, sa tante Yoyo avait habité Treilly, d’abord avec sa mère, veuve de guerre à trente ans, et sa sœur aînée, Marie-Anne, à laquelle la guerre n’avait pas permis de se faire religieuse comme elle l’aurait voulu. Ensuite, après la mort du grand-père de Franck, il avait été trop tard et les trois femmes étaient demeurées ensemble à Treilly. Les éléments mâles de la famille, les frères de Marie-Anne et Yolande, avaient bien sûr embrassé la carrière militaire. Plus tard, au grand dam de leur mère, ils avaient bifurqué vers des sociétés privées plus lucratives, mais qui plaisaient beaucoup moins à leur génitrice comme à leurs sœurs. De tout temps, les familles aristocrates avaient dû payer « le prix du sang », comme on disait, c’est-à-dire défendre leur roi et leur royaume sur les divers champs de bataille et tout autre travail entraînait alors la terrible « dérogeance ». La République avait sans doute remplacé la royauté, mais dans bien des familles, la tradition était restée et l’on choisissait de faire carrière dans l’armée non par goût, mais par devoir. Franck avait de justesse échappé à ce sort, même si son père avait trouvé tout à fait normal de l’obliger à s’engager à vingt ans pour se battre en Algérie sous le prétexte qu’il avait raté ses examens. Dégoûté par l’expérience, il n’avait ensuite plus voulu entendre parler d’armée et s’était reconverti, plutôt bien pour un homme dépourvu de diplômes, dans le pétrole, vendant ce combustible aux différentes flottes aériennes des pays où il était nommé.
Quand Franck songeait à sa grand-mère, il la revoyait, grande, droite et menue, toujours vêtue de noir en souvenir de son deuil – une couleur qu’elle n’avait plus quitté depuis ses trente ans et l’annonce de la mort « au champ d’honneur » de son mari. Franck avait ensuite découvert que ledit champ d’honneur n’était qu’une stupide colline coiffée par une batterie allemande, quelque part dans les Ardennes, qu’un colonel borné avait commandé à son jeune lieutenant de prendre d’assaut avec ses hommes. Avant d’obéir à l’ordre idiot et inutile, son grand-père avait écrit sa dernière lettre à sa femme pour lui dire adieu et lui recommander leurs quatre enfants. Il savait n’avoir aucune chance de revenir vivant de sa mission, mais il était désolé d’entraîner aussi ses hommes dans la mort. Une mort qui n’avait bien entendu servi à rien… C’était ce genre d’acte que l’on appelait alors « mourir au champ d’honneur », sans même maudire le chef incapable ayant osé un tel ordre.
Sa tante Yoyo avait été fort belle dans sa jeunesse, grande et mince beauté brune et piquante. Elle avait connu à vingt ans une période de liberté et d’héroïsme qui avait duré trois ans, lorsqu’elle s’était engagée comme infirmière de guerre et combattant volontaire et avait été envoyé servir au Maroc. Les batailles ne faisaient pas vraiment rage dans ce pays, mais c’était une bonne base pour préparer une future avance des forces libres par le Sud. Yolande y avait connu une vie de garnison qui l’avait enivrée et renforcée dans ses amours militaires. Elle s’était sentie utile en plein bled, s’affairant autour de Casa pour vacciner les populations, soigner les enfants, accoucher les mamans. Jamais, elle n’avait été aussi heureuse. Franck se demandait encore quelles aventures elle y avait connues, car il ne faisait pour lui aucun doute qu’elle y avait été fort courtisée et plus d’une fois demandée en mariage, mais avait-elle cédé pour autant à l’un des brillants officiers qu’elle admirait tant ? Il se posait encore la question et n’avait jamais osé l’interroger sur ce point. Peut-être avait-il eu tort ?
L’armistice signé, Yolande avait bien sûr regagné leur demeure et retrouvé sa mère et sa sœur. Ensuite, bien des beaux officiers étaient venus séjourner à Treilly pour demander sa main. Yolande aurait à l’évidence souhaité se marier et fonder une famille, aimer un homme, mais sa mère avait toujours veillé à écarter les prétendants, ne les jugeant jamais dignes de sa fille et sachant la convaincre de les refuser. Celui-ci était beau, mais de famille obscure. Il « n’était pas né », comme disait alors la vieille comtesse de Pompagnac. Si la famille d’un autre était parfaite, c’était alors le physique ou la fortune qui ne donnait pas satisfaction. Un autre semblait doué de toutes les qualités, mais la vieille comtesse avait découvert avec horreur qu’il était athée et peut-être même communiste ou du moins un sympathisant des idées de gauche. De mariage, on n’avait plus parlé.
Et Yolande s’était doucement fanée aux côtés d’une mère tyrannique et d’une sœur si confite en dévotions que l’on avait l’impression que rien de matériel ne pouvait vraiment l’atteindre. De son passé d’infirmière, elle avait gardé l’habitude d’assister les malades du petit village de Treilly, de faire les piqûres et de remplir la fonction de sage-femme. Sa mère avait approuvé cette œuvre charitable, à la seule condition qu’elle ne se fît pas payer, ce qui l’avait rendue encore plus populaire au village, mais n’avait guère arrangé les finances familiales, toujours au plus bas. Comme par hasard, les coupes de bois ne rapportaient jamais ce qui avait été prévu, les bûcherons ayant appris à gruger ces trois femmes seules. Les fermages rentraient avec un retard considérable, quand ils rentraient, et c’était la même chose pour les diverses maisons de la vallée leur appartenant et toujours fort mal louées. Aussi les trois femmes avaient-elles passé bien des soirées à coudre, ravauder et broder. Dans l’esprit de la vieille comtesse, se faire payer ces modestes ouvrages n’était pas « déroger »…
Franck avait toujours vues occupées les mains de sa grand-mère et de ses deux tantes. La vieille comtesse était morte centenaire d’une bronchite, toujours aussi autoritaire et exigeante envers ses filles. Marie-Anne avait eu une attaque dont elle ne s’était jamais remise et Yolande avait tout naturellement soigné sa sœur comme elle l’avait fait pour sa mère et ceux du village avant elles. Puis Marie-Anne s’était doucement éteinte dans son sommeil, comme une petite lampe qui vacille, ne faisant pas plus de bruit dans sa mort que dans sa vie.
Depuis dix-huit ans, Yolande vivait donc seule dans son immense château d’un autre temps. Comme elle faisait elle-même valoir les bois, plus ou moins bien, et louait les prairies domaniales, elle avait obtenu le statut d’exploitante agricole et jouissait donc d’une mince retraite, bien insuffisante pour la faire vivre, même frugalement, et surtout pour entretenir une si vaste demeure. Ses neveux et nièces y venaient rarement, affectant de bouder Treilly quand ils avaient appris que Franck seul en hériterait, disposition prise jadis par sa grand-mère. Elle ne s’était bien sûr nullement souciée des droits fiscaux qu’il aurait alors à acquitter, une succession de tante à neveu étant soumise à des impôts maxima. Ce genre de considérations n’avait jamais vraiment préoccupé la vieille comtesse, qui vivait toujours sous Louis XV, qu’elle préférait de beaucoup à son successeur trop conciliant. Et Yolande, qui ne s’était pas non plus posé trop de questions, ayant jugé une fois pour toutes qu’elle faisait un cadeau royal à son neveu en le couchant sur son testament, trouvait tout à fait normal qu’il se chargeât désormais de la gestion et de l’intendance du domaine et qu’il rajoutât une somme rondelette chaque mois pour l’entretien courant de la bâtisse, sans parler des travaux indispensables après chaque catastrophe : écroulement de la belle balustre de pierre de la terrasse surplombant l’Allier et menace de voir le terrain glisser dans le vide, raccords des ardoises des toits et des vitres brisées à chaque tempête. Le château comptait cent dix-huit fenêtres… Il avait de même fait installer le chauffage central au rez-de-chaussée, ainsi qu’une salle de bain dans le boudoir jouxtant la chambre de sa tante, la trouvant trop âgée pour continuer à vivre de façon si spartiate, ne pouvant jusqu’alors ni vraiment se chauffer ni bien se laver.
Tant que Yolande avait été valide, elle passait l’aspirateur et aérait chaque semaine l’immense galerie aux ancêtres du premier étage, les dix chambres et leurs cabinets, travail inutile puisque personne n’y venait jamais. Franck se disait pourtant que cela maintenait sa tante en forme, l’obligeant à se dépenser physiquement. Jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, elle avait vaillamment conduit sa vétuste 4L, assurant elle-même son ravitaillement et continuant ses tournées médicales auprès des villageois qu’elle connaissait, le nouveau médecin de Bourbon n’ayant guère confiance en des diplômes si vétustes et des mains plutôt tremblantes…
Puis elle avait été surprise par les gendarmes – des nouveaux aussi, qu’elle ne connaissait guère, les anciens ne l’auraient jamais ennuyée pour si peu – en flagrant délit d’excès de vitesse. On lui avait retiré son permis et elle n’avait pas réussi à le repasser. Les questions du code surtout lui avaient paru aussi barbares que loufoques. Franck avait alors obtenu de la mairie, même si le maire, socialiste, n’appréciait guère cette vieille fille comtesse et propriétaire d’un château démesuré, une aide à domicile. La jeune fille était brouillonne et assez inculte, mais elle avait un charmant sourire et entourait de tendresse la vieille demoiselle. Désormais, c’était cette Karine qui se chargeait des courses et d’un semblant de ménage au rez-de-chaussée. Yolande, torturée par les rhumatismes, avait renoncé à monter au premier étage, dont on avait fermé toutes les fenêtres. Même Franck avait préféré s’installer dans l’ancien bureau du rez-de-chaussée. C’était Karine qui l’appelait…
Peu à peu, même le rez-de-chaussée de Treilly avait pris des allures fantomatiques. On n’enlevait plus jamais les housses blanches, de vieux draps reconvertis à cette fonction, recouvrant les meubles du grand salon. Bibelots, potiches et candélabres avaient également été recouverts de blanc sale et donnaient aux meubles des aspects hérissés que Franck connaissait par cœur. Quand il venait, une fois par mois, passer une semaine à Treilly, surveiller les coupes de bois et recouvrer les fermages, ordonner d’indispensables travaux d’entretien dans les diverses bâtisses louées qui étaient devenues bien délabrées au fil des ans et menaçaient de crouler, effectuer un grand marché dont Karine aurait été bien incapable de s’acquitter, Franck entrait par habitude dans le fantomatique grand salon et pouvait repérer d’un simple coup d’œil le moindre changement dans les pâles échafaudages de tissus. Karine était bien sûr une jeune fille de confiance et elle n’aurait jamais songé à dérober le plus petit cendrier, mais enfin, tout le monde savait dans le pays que la vieille comtesse de 92 ans vivait seule dans son immense demeure passablement décatie, que l’alarme ne fonctionnait plus depuis belle lurette. Les immenses fenêtres aux bois vermoulus fermaient si mal qu’elles s’ouvraient souvent lors d’une bourrasque et elles n’auraient guère été difficiles à forcer.
Par chance, Treilly ne se trouvait pas sur les itinéraires touristiques de la région. Nul antiquaire en mal de larcins ne s’y était jamais intéressé. Personne ne savait que des trésors d’art gisaient sous les draps parsemés de crottes de souris et de toiles d’araignées : bureaux Mazarin à incrustations d’ivoire et d’écailles de tortue, commodes Boulle aux bronzes ternis, bergères signées Jacob aux pieds branlants maintes fois recollés, mais Franck tremblait à chacune de ses visites et craignait de ne découvrir les traces d’un cambriolage. En ce cas, sa tante n’aurait plus été en sécurité à Treilly… Que faire alors ? La placer dans l’un de ces mouroirs de province où les vieux indésirables ou impossibles à soigner chez eux n’en finissent pas d’espérer la mort ? Franck n’aurait jamais pu s’y résoudre.
Sa tante avait consacré sa vie à tenter de lui garder Treilly. C’était sans doute un rêve fou et déraisonnable, car elle était à présent bien incapable d’endiguer les vagues du temps accablant la vieille demeure, mais elle l’avait fait aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Elle s’en était faite la servante et la sentinelle, au détriment de tout confort, de toute compagnie, de toute vie personnelle. Ces sacrifices multiples avaient toujours été supportés sans jamais se plaindre, en gardant son beau sourire immuable – elle avait à présent de belles dents fausses que Franck lui avait fait faire en dépit de ses protestations. Sa tante en avait d’ailleurs été secrètement ravie, car elle était demeurée coquette en dépit de sa bourse fort plate, portant toujours des toilettes vieilles de vingt ans ou plus, mais fort propres et bien repassées, au besoin reprisées avec soin.
Pour Franck, la seule solution afin de garder Treilly aurait été de s’y installer et d’y consacrer à son tour le reste de sa vie, de s’en faire la nouvelle sentinelle. Même s’il avait toujours vécu à Paris et passé la plupart de ses vacances sur la Côte Normande, où ses parents s’étaient retirés à l’âge de la retraite et où ils étaient morts tous deux, Franck avait conservé son émerveillement d’enfant pour la belle demeure à bout de souffle, gardant toujours bravement son bout de vallée, comme aux temps héroïques qui avaient vu s’affirmer la puissance des Bourbons.
Sa première femme avait déjà refusé d’y vivre avec leur jeune fils, comme il le lui avait autrefois proposé, ajoutant avec maladresse qu’il resterait à Paris et ne viendrait que pour les week-ends, s’il n’était pas en déplacement. Elle avait été affligée par la démesure de la belle et vétuste demeure et peu désireuse de s’offrir ainsi trois duègnes du même coup – les trois femmes vivaient encore. Elle aimait peindre, avait fait l’Ecole du Louvres et se croyait quelque talent. Un enterrement à Treilly n’aurait guère servi ce qu’elle considérait alors comme une « carrière ». Puis ils avaient divorcé pour d’obscurs motifs d’infidélité que Franck n’avait guère compris, tant il lui semblait naturel qu’un homme s’offrît quelques maîtresses. Il avait été élevé ainsi, surtout durant les périodes qu’il avait passées à Treilly. Les trois vraies femmes de sa vie, sa grand-mère et ses deux tantes, trouvaient tout naturel le joyeux libertinage des temps jadis. Le Bien-aimé, le plus bel homme du royaume, n’avait-il pas collectionné les maîtresses sans beaucoup de discrétion ? Bien sûr, il n’aurait guère été souhaitable que la propriété pût avoir elle aussi son « Parc aux cerfs », tout aristocrate ne pouvant imiter son roi…
Sa seconde femme, plus docile que la première, moins artiste par bonheur et bien meilleure maîtresse de maison, restait fort mal vue dans une famille si catholique pour laquelle le divorce n’existait pas. Elle n’était donc pas reçue à Treilly, même s’il y avait plus de vingt ans qu’il s’était remarié. De plus, elle avait l’immense tort de « n’être pas née ». Dans ces conditions, il semblait fort difficile à Franck de lui demander un tel sacrifice : s’installer à Treilly et renoncer du même coup à toute vie personnelle. Sauver un pareil château demandait bien sûr les plus grands renoncements. Il aurait fallu se restreindre sur tout. Cesser de voyager ou de louer une villa chaque été en Normandie, dire adieu à ces petites soirées passées aux meilleures tables de France qu’il affectionnait tant, arrêter de recevoir leurs amis en leur faisant découvrir de merveilleuses vieilles bouteilles hors de prix… Renoncer aussi à s’offrir à l’occasion de coûteux cachemires et écharpes assorties, belles vestes de tweed le faisant assez ressembler à un parfait gentleman farmer…
Le silence téléphonique s’éternisait et Franck de Pompagnac reprit :
Qu’a donc eu ma tante ? Je l’ai encore vue il y a huit jours et elle était en parfaite santé.
Vous savez que je passe deux fois par jour au château, le matin pour l’aider à se lever et à faire sa toilette, lui porter ses deux repas, et le soir pour la coucher et voir si tout va bien. En cas de problème, elle peut toujours m’appeler. Ce soir, je l’ai trouvée par terre dans sa chambre, évanouie et le crâne en sang…
Est-elle encore en vie ?
Franck, épouvanté, s’apercevait tout à coup de la place que sa vieille tante occupait dans sa vie. Tante Yoyo, la sentinelle de Treilly… Elle disparue, plus rien ne serait jamais plus comme avant. Avec elle, ce serait toute son enfance heureuse qui disparaîtrait. Yolande avait tout naturellement succédé à sa mère à la tête de l’intendance de Treilly, sa sœur n’ayant qu’un rôle fort effacé, trouvant naturel de continuer à veiller sur le passé et de lui consacrer son existence. Bien sûr, il s’était souvent demandé ce qu’il adviendrait de Treilly lorsqu’elle aurait disparu, mais comme il ne trouvait pas de solution, il repoussait cette question en se disant que sa tante demeurait vaillante en dépit de son grand âge. Sa femme, évoquant parfois le problème, supposait acquis le principe de la vente de Treilly et rêvait tout haut au manoir normand qu’ils achèteraient alors. Il ne l’avait jamais contrée sur ce sujet, pas plus qu’il ne l’avait encouragée. Tout son horizon s’obscurcissait soudain lorsqu’il songeait à la mort sans doute prochaine de la vieille demoiselle qu’il avait chérie comme une mère, dont il s’était d’ailleurs plus occupé que de sa mère. Avec sa mort, ce serait tout un art de vivre qui disparaîtrait. Certes, la propriété était mal entretenue, les allées plus jamais désherbées ou ratissées, les branches mortes rarement enlevées par des bûcherons pressés et pas trop zélés. C’était encore pire à l’intérieur…
Outre le premier étage où nul ne s’aventurait plus, outre le grand salon fermé et les meubles mis sous housses, les autres pièces du rez-de-chaussée avaient peu à peu pris cet air délabré régnant dans les demeures habitées par de très vieilles personnes sans moyens financiers suffisants. Plus personne n’allait dans la belle cuisine voûtée du sous-sol. On avait aussi fermé la grande salle à manger pour ne garder ouverte que la petite, autrefois celle des enfants. Le bureau-bibliothèque aux beaux volumes anciens se feutrait doucement de poussière, la chambre de sa tante Marie-Anne était devenue un débarras contenant tout ce que sa tante Yolande ne jetait jamais en fait de vêtements usagés qu’on donnerait peut-être un jour « aux pauvres », vieilles lettres, vieux journaux et prospectus divers – elle avait même répondu avec une touchante constance, tant qu’elle l’avait encore pu, à ce qu’elle nommait des « réclames », en informant la société qu’elle la remerciait de sa proposition mais n’y donnerait pas suite pour le moment. Seuls le petit salon, une buanderie sommairement reconvertie en cuisine, trois chambres, des toilettes et une unique salle de bain vétustes servaient encore. Parmi les trois chambres, l’une était celle de Yolande dans laquelle se passait à présent toute sa vie, l’autre celle de Franck, mais la plus belle, la plus propre, toujours aérée et fleurie, Yolande y tenait, était celle qu’avait occupée sa grand-mère. Ce n’était d’ailleurs plus vraiment une chambre, mais plutôt un reposoir. Partout trônaient les photos familiales et surtout les portraits de sa grand-mère. Les draps du lit au baldaquin « à la polonaise » étaient régulièrement changés, son peignoir bien disposé sur une chaise, ses vêtements se trouvaient encore accrochés à leurs cintres. Son nécessaire de toilette aux précieux flacons armoriés, aux jolis accessoires en ivoire était parfaitement aligné sur le marbre d’une élégante commode tombeau en marqueterie. Là se trouvaient les plus beaux meubles du château, que sa grand-mère s’était attribués depuis toujours.
Elle est encore en vie, monsieur le comte, répondit l’infirmière dans un murmure.
Franck respira plus librement, tout à coup libéré d’un poids insoutenable. Pourtant, le ton hésitant de la voix l’alerta et il demanda, plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu :
Tout va bien, alors ?
On ne peut pas vraiment dire ça.
Expliquez-vous, Karine ! Où est-elle ?
J’ai aussitôt appelé son médecin et il l’a fait conduire en ambulance à l’hôpital de Moulins, mais les nouvelles ne sont pas très bonnes. Elle est dans le coma.
On sort d’un coma.
Dans son cas, je crains que non. J’espérais que le médecin vous aurait prévenu. Sans doute le fera-t-il demain…
Je vous remercie, Karine, je vais essayer de joindre l’hôpital.
J’aurais peut-être dû vous laisser passer une bonne nuit et ne vous joindre que demain.
Non, non, vous avez bien fait et je vous remercie. De toute façon, je serai demain à Treilly et je vous verrai. Je sais que vous vous êtes bien occupée d’elle et qu’elle vous appréciait.
Moi aussi, je l’aimais beaucoup. C’était une grande dame.
La voix de l’infirmière chevrotait et Franck devina qu’elle pleurait, ce qui l’émut, mais elle avait parlé à l’imparfait, ce qui lui sembla de bien mauvais augure. Il y avait trois ans déjà que cette Karine soignait sa tante et il savait qu’elle s’y était attachée. Il fallait avouer que sa tante Yolande n’était pas bien exigeante et avait le don de toujours s’émerveiller, comme une enfant, de la gentillesse qu’on lui témoignait. Une autre en aurait peut-être profité pour se faire offrir quelques bibelots ou même en dérober, mais Karine n’était pas ainsi. Au début, Franck avait attentivement surveillé que rien ne manquait, tâche presque impossible dans une demeure aussi vaste, où l’on n’avait jamais rien jeté au fil des ans, puis il lui avait fait confiance. Et à présent, elle aussi avait de la peine…
A demain, Karine, si vous pouviez passer en début d’après-midi.
Entendu, monsieur le comte.
Elle raccrocha et Franck demeura quelques instants, l’appareil à la main, hésitant sur ce qu’il convenait de faire à cette heure – il était près de minuit et sa femme se trouvait avec des amies dans la villa qu’ils louaient à Deauville. Il composa le numéro de l’hôpital sans grande conviction. Il était trop tard pour espérer avoir un médecin en ligne. Du moins pourrait-on lui dire si sa tante était encore en vie…
La ligne sonna longtemps avant qu’une voix féminine ne se décidât à répondre.
Pardonnez-moi d’appeler si tard, dit-il, mais je voulais avoir des nouvelles de ma tante, Melle Yolande de Pompagnac. Elle a dû être hospitalisée dans la soirée.
Elle est dans le service de réanimation, je vous passe la ligne.
Franck remercia et attendit un long moment, écoutant la sonnerie résonner dans le vide. Enfin, on lui répondit. Il répéta sa demande. Une voix ensommeillée finit par dire :
Il n’y a pas de médecin à cette heure et je ne suis pas habilitée à vous donner ce genre d’informations, rappelez demain matin.
Je voudrais au moins savoir si elle est encore en vie.
Elle l’est, mais n’est pas consciente.
Je serai là demain.
Il vaudrait mieux arriver le plus tôt possible, si vous désirez la voir encore…
L’infirmière hésitait sur les mots à employer et Franck cria presque :
Vous insinuez qu’elle risque de ne plus être en vie ?
C’est une personne très âgée et qui a perdu beaucoup de sang. Si elle ne se réveille pas d’elle-même, la maintenir artificiellement en vie n’a aucun sens.
Vous voulez plutôt dire que vous avez besoin de son lit.
Non, monsieur, on ne sacrifie pas un malade s’il a une chance de s’en sortir. Bonsoir monsieur.
Elle raccrocha. Franck, affolé, ne savait à quoi se résoudre. Il pouvait se mettre au lit, avaler un somnifère et partir aux aurores, mais il restait hanté par la peur de n’arriver trop tard. Il n’avait pas vu sa mère lors de ses derniers instants et s’était promis d’être là pour sa tante. La nuit, on roulait bien, mais il y voyait mal et n’aimait guère conduire dans l’obscurité. Pourtant il préféra s’y résoudre, jeta quelques vêtements et sa trousse de toilette dans un sac, se prépara une thermos de café et prit l’ascenseur jusqu’à son parking. Son Audi était rapide et confortable. Il n’y aurait personne sur l’autoroute et il serait en trois heures à Moulins. Après, il n’avait que trente minutes d’une route moins confortable jusqu’à Treilly, où il dormirait. Il hésita à prévenir sa femme, mais s’en abstint. Elle connaissait à peine sa tante, qui ne s’était jamais montrée accueillante à son égard et cette histoire n’était pas la sienne.
Il roula beaucoup trop vite, affolé à l’idée d’arriver trop tard et de répéter la même fatalité que lors du décès de sa mère. Il n’avait pas assisté à ses derniers instants après une rupture d’anévrisme et elle se trouvait déjà dans son cercueil lorsqu’il était arrivé, car la nouvelle l’avait touché à New York. Le cercueil était même scellé et il n’avait pas été question de l’ouvrir. Son père l’avait assuré que c’était préférable. Un peu lâchement, il s’en était senti soulagé. Cette fois, il aurait plus de courage, il se le promettait. Il dormirait quelques heures à Treilly et serait aux aurores à l’hôpital. Il voulait être là si une irrévocable décision devait être prise.
C’était une nuit d’hiver par bonheur froide et sèche, avec un ciel tout clouté d’étoiles et une lune presque pleine, jetant un halo d’argent sur une campagne trop dépouillée à son goût. Il avait mis le pilote automatique pour éviter d’être surpris par un radar. De temps à autre, il portait à ses lèvres le goulot de la thermos et le café était resté presque chaud, en tout cas revigorant. A cette heure, ce n’était pas nécessaire de faire un détour pour éviter l’agglomération de Moulins et ses habituels feux rouges. La ville lui sembla très morne, toute engourdie par l’hiver. Il franchit l’Allier, très haute après les fortes pluies des derniers jours. C’était ce qu’il aimait en ce fleuve, son indiscipline et son non conformisme. On ne savait jamais où s’engouffrerait son eau, quels bancs de sable il envahirait et quels autres il choisirait de laisser à découvert. Pour l’heure, les premières rangées d’une plantation de peupliers, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, s’enrhumait dans les tourbillons jaunâtres. Puis ce fut la sinueuse allée de Treilly et ses nids de poules, sa haute et belle poterne, l’étalement blanc et serein du château. Cette longue et harmonieuse façade si claire qu’elle parvenait à trouer la nuit lui serra le cœur. Treilly avait perdu sa vieille maîtresse, son ultime sentinelle. Qui veillerait sur lui à présent ? Le château lui parut bien mélancolique et solitaire, si vaste, si désespérément vaste…
Franck laissa sa voiture devant le perron, sortit son sac, actionna la fermeture automatique par habitude et prit à la main un trousseau de clefs plus volumineux et moins moderne que celui de son Audi. Il gravit les quelques marches du perron, inséra dans la serrure la plus grande clef, poussa fort et ouvrit avec la même éternelle difficulté la lourde porte cloutée du château. Sa main savait exactement où trouver le vétuste interrupteur et le lustre hollandais aux cuivres ternis s’éclaira de petites lueurs bien insuffisantes à repousser toutes les noirceurs du grand hall dont le parquet aurait eu grand besoin d’être ciré – une constatation qu’il faisait à chaque fois, de même qu’il se sentait attendri par le faible voltage des ampoules électriques dont sa tante avait équipé chaque lampe de la demeure, espérant ainsi réaliser de substantielles économies.
Il entra tout d’abord dans sa chambre qu’il trouva exactement telle qu’il l’avait laissée la dernière fois, une semaine plus tôt. Il y avait rassemblé le mobilier qu’il aimait : un ravissant cabinet italien en nacre et ébène qui aurait eu bien besoin d’être restauré, deux fauteuils Louis XIII à hauts dossiers et à crémaillères, une armoire, un coffre et une table de même époque. Si les pilastres en chêne torsadé du haut lit en baldaquin semblaient faits pour défier les siècles, il n’en était pas de même de la tapisserie du baldaquin, une verdure laissant en maints endroits voir sa trame. Il y avait même des bûches dans le panier posé près de la massive cheminé de pierre blanche. La pièce était glaciale. Un vent coulis désagréable passait par les joints de la fenêtre, qui fermait mal. Il se hâta d’en tirer les rideaux et d’ouvrir en grand les deux radiateurs de la pièce, qui mettraient au moins trois bonnes heures à réchauffer cet espace glacé. Puis il s’agenouilla devant la cheminée, disposa vieux journaux, petits bois et bûches avec la dextérité d’une longue habitude, alluma la flambée qui prit tout de suite et disposa avec soin le pare-feu.
Il hésita à se plonger dans un bain, mais il y renonça. Avant de se glisser sous la superposition de couverture coiffée par une couette bien ronde, il ne put s’empêcher de faire sa ronde habituelle après avoir allumé la lampe de poche qui ne quittait jamais sa table de chevet, précaution indispensable étant donné l’âge canonique de l’installation électrique de Treillis. Il aimait le château ainsi assoupi, tout à coup happé par un cône de lumière qui n’en révélait que des détails en en masquant l’état général, guère brillant. L’enfilade des salons et salles à manger donnaient tous sur le hall central, mais on pouvait aussi passer d’une pièce à l’autre en décrivant un vaste arc de cercle, forme de l’arrière du château, la partie donnant en terrasse sur l’Allier. Les pièces avaient un aspect paisible, les meubles ainsi transformés en fantômes blancs. Son pauvre château, qu’allait-il devenir à présent qu’il avait perdu sa dernière sentinelle ?
Bien sûr, sa femme n’aurait qu’une hâte : le mettre en vente pour acheter enfin le manoir normand dont elle rêvait depuis des années et qui serait tellement plus confortable et plus facile d’accès que son malheureux Treilly. Elle consentait à conserver quelques meubles, les moins encombrants, quelques tableaux, les plus petits, mais tout le reste serait également vendu. Ce lui serait un crève-cœur. Et puis, en cette période de crise, qui pourrait acquérir une pareille demeure, si vaste, si belle et si vétuste ? Si le Conseil Général se décidait à faire un effort et à racheter Treilly, qu’en ferait-il ? Un musée poussiéreux que nul ne visiterait jamais ? Une maison de retraite où de pauvres gens y mourraient d’ennui avant de mourir tout court ? Une colonie de vacances pour des galopins peu soigneux qui auraient vite fait de massacrer ce qui subsistait encore ? Il y avait peu de chances pour qu’un émir arabe allât s’installer ou envoyât ses femmes en vacances dans cette campagne perdue du centre du pays et dépourvue de grands attraits touristiques. Y aménager un relais-château aurait bien sûr été la meilleure des solutions, mais Treilly restait désespérément à l’écart des routes touristiques.
Si sa tante devait rester à l’hôpital, le plus urgent serait de trouver des gardiens acceptant d’y habiter, des personnes de confiance qui n’iraient pas déménager en douce meubles, toiles, tapisseries, cristaux et porcelaines, mais où trouver de telles perles et avec quel argent les payer ? Il était loin, le temps où l’on pouvait encore loger des gens en échange de tels services. A présent, il fallait aussi un salaire et sans doute des travaux de rénovations importants pour moderniser l’espace qu’ils occuperaient. Franck ne voyait pas de solutions à ses problèmes. Il fallait absolument que sa tante pût guérir et que Treilly retrouvât sa fidèle sentinelle. D’ailleurs, c’était aussi c e qu’il souhaitait avec un désespoir grandissant. Sa mort l’aurait amputé de la meilleure part de lui-même, l’enfant qu’il avait été.
Quand il rentra dans sa chambre, la température ne s’était guère améliorée. Il faisait presque toujours aussi froid. Il se déshabilla aussi vite qu’il le put, enfila un t-shirt et s’enfouit sous l’amas de couvertures. Les draps lui semblèrent glacés. Trop de pensées sombres l’occupaient et il préféra prendre à titre préventif un cachet de Stilnox pour jouir de quelques heures de sommeil avant d’affronter l’hôpital et l’insupportable vision de sa tante inconsciente, elle qui était toujours restée si gaie et si bavarde, même si elle ne pouvait plus guère se déplacer. Il s’était souvent demandé la raison de cette joie immuable, alors qu’elle n’avait sans doute pas connu l’amour, pas pu fonder la famille à laquelle elle aspirait, alors qu’elle était demeurée, année après année, la dévouée gardienne de Treilly, auquel elle avait sacrifié toute vie personnelle, toute ambition, tout plaisir, toute distraction. Seuls les vieux fermiers du coin venaient encore la voir. Même le nouveau curé hésitait à trop se montrer au château, se contentant de lui porter la communion une fois par mois.
Depuis la mort de sa mère, puis de sa sœur, Treilly avait été l’unique compagnon, confident et protecteur de Yolande. Franck lui-même n’y venait guère qu’une semaine par mois. Les derniers temps, elle n’écoutait même plus la radio ou la télévision, se contentant de se faire conduire le matin jusqu’à son large fauteuil à oreillettes, placé contre la fenêtre d’où elle voyait toute l’étendue de la terrasse surplombant fièrement la vallée et le cours si capricieux de l’Allier. Elle ne le quittait que pour prendre ses repas ou se rendre, péniblement, en clopinant sur ses cannes, jusqu’aux toilettes. Le soir, elle retrouvait son lit, gardant l’impression que l’élégante et vaste demeure continuerait jusqu’au bout à veiller sur elle. D’ailleurs, Franck ne savait plus très bien qui veillait qui, une étrange osmose s’étant opérée entre sa vieille tante et son très vieux château. Sa tante Yolande était entrée en religion de Treilly…
Il se releva soudain, pensant qu’il n’était pas entré dans la chambre de sa tante. Il répugnait à le faire en son absence, mais peut-être la pièce lui apprendrait-elle ce qui était arrivé. Il y pénétra avec réticence. Il y flottait, outre le parfum d’iris dont la vieille demoiselle se parfumait avec coquetterie, une odeur de renfermé. De vieillerie. L’infirmière n’avait pas pensé à couper le chauffage et il y régnait une chaleur accablante. Par habitude, Franck coupa le radiateur électrique, ajouté à l’habituel chauffage au mazout. Là aussi, les ampoules à trop faible voltage répandaient une clarté plutôt chiche, mais il nota le fauteuil renversé, le tapis de table chaviré. Sans doute sa tante avait-elle cherché à s’y rattraper lorsqu’elle avait perdu l’équilibre, un verre et une assiettes brisées sur le tapis, puis il vit de longues traînées de sang allant du fauteuil presque jusqu’au lit. Elle avait dû tenter de s’y traîner en un dernier réflexe. Comment une femme si frêle, qui ne se nourrissait plus que de soupes, purées, compotes et yaourts avait-elle pu perdre tant de sang ? Elle semblait en avoir si peu. S’il n’avait pas contrôlé quelques instants plus tôt que rien ne manquait dans le salon, il aurait pu trouver étrange le désordre de la chambre et surtout l’abondance du sang répandu. Il n’eut pas le courage de laver tapis et parquet et se contenta de redresser siège et tapis de table, de ramasser les fragments de vaisselle, puis il revint dans sa chambre, hanté par ces traînées qui n’avaient pas encore eu le temps de complètement brunir. Le sang de sa tante…
Il faisait un temps superbe, le lendemain matin, et quelques oiseaux peu frileux chantaient sur les branches dénudées des grands tilleuls bicentenaires. Le gel avait mis une mince couche blanche sur l’herbe et les arbres et tout ce givre étincelait au soleil. Il était déjà neuf heures du matin. Il avait dormi plus tard qu’il ne l’aurait voulu. Franck fila sous la douche, à peu près chaude, remit les vêtements de la veille pour gagner du temps, se fit chauffer un nescafé au four à micro-ondes – une innovation qui avait enchanté sa tante –, puis il s’engouffra dans sa voiture et fila en direction de Moulins, de ses beaux hôtels du XVIII è siècle et de son air un peu assoupi de préfecture de province – les munificences des ducs de Bourbon étaient bien oubliées…
A la réception de l’hôpital, il se fit indiquer l’étage et le numéro de la chambre où se trouvait sa tante, dans le service de réanimation. Quand il émergea de l’ascenseur, une infirmière lui montra la bonne direction, tout en lui demandant :
Vous êtes de la famille ?
Je suis son neveu.
Je suis désolée, vous arrivez trop tard, elle est décédée d’une commotion cérébrale.
Quand est-ce arrivé ?
A trois heures du matin, cette nuit, mais de toute façon, son cerveau n’était plus irrigué. Elle était déjà en état de mort clinique quand on l’a amenée ici.
Puis-je la voir et je voudrais aussi m’entretenir avec le médecin qui l’a soignée ?
Bien sûr, suivez-moi. Je préviens le docteur Claudin.
Elle le fit entrer dans une petite pièce curieusement démunie de tout appareil médical. Il examina les lieux avec suspicion.
Je suppose que ce n’est pas ici qu’on l’avait installée ?
En effet. On l’a débranchée quand la mort a été constatée et on l’a mise ici, nous savions qu’un membre de sa famille venait la voir, son infirmière nous avait prévenus.
Je vous remercie.
Sa tante reposait paisiblement dans un lit non médicalisé, un drap jaune tiré jusqu’à ses épaules. On lui avait même remis son appareil dentaire. Sans doute Karine, son infirmière, était-elle venue la voir de bonne heure ce matin. Un soupçon de rouge à lèvres rehaussait sa bouche, un peu de poudre unifiait son teint où se devinaient à peine les taches brunes de la vieillesse, les taches de cimetière… Ses cheveux blancs, lisses et bien coupés comme ils l’étaient toujours, venaient d’être coiffés. La familière senteur d’iris errait comme un fantôme aimé dans la pièce. Karine avait décidément pensé à tout. Il ne manquait que la broche en diamants représentant une tulipe qu’elle portait toujours, mais Karine avait sans doute eu peur des voleurs. Sa tante semblait paisible, sereine. La mort l’avait prise par surprise, sans l’entamer. Elle était morte en paix, son devoir de sentinelle accompli jusqu’à l’ultime instant. Il se pencha sur elle, déposa un baiser sur le front froid et à peine ridé. Une rose, piquée dans un gobelet en plastique, se dressait sur la table de nuit, encore une délicate attention de Karine, qui n’ignorait pas combien sa tante avait aimé les fleurs et surtout les roses. Les rosiers de la terrasse avaient longtemps été l’objet de toute son attention.
Il avait pensé la trouver dans le coma, mais pas morte, pas déjà. Il restait immobile devant elle, hébété, incapable de pleurer, mais le cœur navré. Un léger coup frappé à la porte le fit sursauter. Un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche, l’air déjà fatigué, entra dans la pièce et lui serra la main.
Toutes mes condoléances, monsieur. Elle est morte dans son sommeil, coma plutôt, sans souffrir, sans avoir peur. C’est une belle morte. Celle que je nous souhaite à tous.
Je m’en veux tellement de n’avoir pas été là. J’habite Paris, mais je venais passer chaque mois une semaine avec elle à Treilly.
Le château de Treilly ? Une bien belle demeure. Je suppose qu’elle vous revient ?
En effet, mais je ne sais qu’en faire. Notre vie est à Paris et en Normandie et ma femme ne veut pas entendre parler d’une installation ici, mais en vendant Treilly, j’aurais l’impression de tromper ma tante, de lui être infidèle. Car elle lui a voué sa vie, vous savez.
On peut s’éprendre follement de vieilles pierres. Ce n’est pas un amour plus absurde qu’un autre.
Ma tante a-t-elle reçu tous les soins nécessaires ? Je veux dire, en dépit de son grand âge, a-t-on tout tenté pour elle ?
Quand elle est arrivée dans mon service, elle n’était plus consciente. Je veux dire que même si on avait pu maintenir les fonctions vitales, ça n’aurait servi à rien. Elle n’avait plus de cerveau. C’était un légume, comme on appelle ça. Dans son cas, la garder en vie n’aurait eu aucun sens, mais son cœur s’est arrêté tout seul. On ne l’a pas débranchée, si c’est votre crainte.
Je vous remercie de me donner ces explications, je me sens ainsi moins coupable. Quand puis-je faire prendre le corps ?
Il y a quelques papiers à signer, mais les pompes funèbres peuvent venir dans l’après-midi.
Je vous remercie.
Franck eut un dernier regard pour sa tante, il serra la main du médecin et quitta l’hôpital. Comme toujours, les magasins de la mort s’étaient installés juste en face de l’entrée de l’hôpital. Il y en avait deux et Franck choisit celui qui lui parut le moins prétentieux et le plus sobre. Sa tante aurait détesté les dentelles synthétiques violettes et les fleurs artificielles aux teintes heurtées de celui qu’il avait écarté. Il entra et un vendeur qui avait eu le bon goût d’éviter le costume noir trois pièces et le sourire cauteleux de circonstance vint s’enquérir sans phrases trop fleuries de ses besoins.
Après quelques hésitations, Franck choisit un modèle en chêne car sa tante avait toujours aimé ces arbres, très simple, sans bronze excessif. Il ne voulut qu’une garniture blanche à l’intérieur. Il déposerait ensuite sur le corps de sa tante le magnifique voile de dentelles de Malines offert par la reine Marie-Antoinette à l’une de leurs aïeules. Sa grand-mère, puis ses sœurs s’étaient mariées en portant ce voile. Sa tante aurait dû le porter elle aussi si sa mère ne l’avait sacrifiée à son égoïsme autoritaire, écartant l’un après l’autre tous les prétendants de Yolande. Elle méritait d’être ensevelie dans ce voile, même s’il devinait que ce ne serait pas du goût de ses trois sœurs. Il y avait des années qu’elles n’étaient venues à Treilly et il n’avait pas l’intention de les consulter en rien, même s’il exigerait leur présence. Il y avait des meubles à se partager et ce motif suffirait à leur venue…
Le reste de la journée fut consacré à prévenir son fils, toujours à Canton mais qui promit son arrivée, sa femme, ses sœurs, la famille plus lointaine, le curé et les habitants de Treilly, puis de rédiger une annonce, la plus brève possible étant donné les coûts prohibitifs, pour le Figaro et le quotidien du pays. Pourtant, il trouvait l’usage ridicule et démodé pour le premier journal, mais il savait que sa tante y aurait tenu, ne manquant pas chaque jour de se faire lire la rubrique nécrologique par Karine, secrètement enchantée lorsqu’elle y découvrait l’annonce de la mort d’un plus vieux, d’une plus vieille surtout, mais ils se faisaient rares, tous ceux de sa génération ayant depuis longtemps disparu. Enfin, il restait par bonheur « des noms qu’on connaît », sans doute les enfants ou les neveux des disparus…
Il téléphona à la femme de ménage qui venait une fois par semaine donner de ci de là un coup d’aspirateur et seconder Karine. Qua nd elle fut là, il la chargea de faire en grand le ménage dans la chapelle où se trouvait encore exposé le saint sacrement, comme l’attestait la petite ampoule rouge toujours allumée, ainsi que dans le hall et la grande salle à manger où il recevrait les gens du village et les quelques voisins que sa tante connaissait encore, mais bien des propriétés avaient changé de main et avaient été rachetées pas des fortunes douteuses ou étrangères, ce qui était bien la même chose, bref « des gens qu’on ne connaissait pas », qu’on ne convierait évidemment pas. Puis arriva Karine, qui s’offrit spontanément à donner aussi un coup de main. Ses yeux rouges indiquaient qu’elle avait peu dormi et beaucoup pleuré. Outre une enveloppe substantielle, Franck lui offrit malgré ses protestations la belle tulipe en diamants convoitée par ses sœurs et tint à l’épingler lui-même sur sa veste. Cela avait au moins le mérite de régler le problème du partage des bijoux, car il n’y en avait pas d’autres, lui-même ayant reçu les boutons de manchettes en or et la chevalière de son grand-père et ses sœurs s’étant déjà partagé les quelques bijoux de leur grand-mère – il n’était en effet pas question que sa nouvelle épouse, qui « n’était pas née », pût en bénéficier. Madeleine avait serré les dents sans rien dire…
Franck avait décidé que le cercueil serait exposé dans leur chapelle jusqu’à la messe mortuaire, qui aurait lieu quatre jours plus tard, il venait de s’arranger téléphoniquement avec le curé. Chaque habitant de Treilly pourrait venir se recueillir quand il le voudrait devant le cercueil déposé dans leur chapelle, aménagée dans l’une des anciennes tours de l’antique forteresse – la seconde avait servi de pigeonnier. Après l’enterrement et la descente en terre dans leur petit cimetière privé jouxtant celui de la commune, mais auquel on accédait par une porte spéciale – ceux du château ne mêlaient décidément pas leurs os à ceux du village –, Franck offrirait, non pas du champagne, mais du vin rouge ou du mousseux à tous dans la grande salle à manger. Un solide dépoussiérage s’imposait donc…
Karine promit de coller sur les portes de la mairie et de l’église une simple annonce que Franck avait rédigée et imprimée sur la petite imprimante installée avec l’ordinateur dans la bibliothèque, avisant le village du décès de sa tante, de la date de ses funérailles et invitant ceux qui le souhaitaient à venir dès ce soir se recueillir devant son cercueil. En fin de journée, tout était presque réglé lorsque la voiture des pompes funèbres arriva avec le cercueil. Les deux femmes avaient ensemble décoré la chapelle de houx aux baies bien rouges, Franck avait en plus commandé dix pots d’azalées blanches en se disant qu’il n’avait jamais songé, hélas, à en offrir à sa tante lorsqu’elle était encore vivante. Elles avaient sorti le meilleur dessus d’autel à la belle dentelle un peu jaunie et épousseté les prie-Dieu couverts de velours rouges. Il n’y avait plus une toile d’araignée. Les chandeliers d’argent brillaient, des cierges tout neufs y avaient été placés. De multiples verres rouges garnis de petites bougies rondes faciles à remplacer étaient posés partout dans la chapelle et leurs lueurs toutes gaies l’emplissaient d’une lumière très douce. Les décorations de sa tante, croix du Mérite, croix du Combattant Volontaire et Légion d’Honneur, reposaient sur un petit coussin, également de velours rouge. La chapelle avait bon air, tout était parfait et Franck se dit que sa tante Yolande aurait été satisfaite.
Son fils Rodolphe, même s’il travaillait à Canton, arriverait le lendemain en même temps que sa femme et ses soeurs, mais il avait voulu se charger seul de la dernière apparence de la morte. Le cercueil n’était pas encore refermé. Karine avait revêtu la vieille demoiselle de sa meilleure robe, en velours bleu roi, qui avait déjà quelques années mais paraissait presque neuve, elle avait été si peu portée. Puis ils avaient ensemble drapé sur elle le beau voile de dentelles de Malines qui auréolait sa tête comme celle de la Vierge de la Macarena, à Séville, mais les visages n’avaient pas le même âge… A sa façon, Yolande restait belle dans la mort et tous pourraient la voir ainsi, maigre et fripée, certes, mais ses beaux traits encore parfaitement ciselés. Il aurait été insupportable à Franck que sa femme, si étrangère à tout ce qui concernait Treilly, ou ses sœurs, qui n’y étaient pas venues depuis des années, mais restaient toujours aussi péremptoires sur tous les sujets, pussent décider à sa place de ce qu’il convenait ou non de faire pour la morte dont elles s’étaient si peu souciées, vivante. Quant à son fils, il se préoccupait surtout d’efficacité américaine et n’avait pas encore contracté le virus de Treilly. Il était trop tôt… Lui-même ne l’avait ressenti que fort tardivement.
Il avait rendez-vous le lendemain matin avec le curé pour régler la cérémonie mortuaire, choisir les chants et les prières, mais il savait déjà qu’il voulait le Gloria de Vivaldi, le Requiem de Mozart et l’Ave Maria de Charles Gounod interprété par la soprano Victoria Taranova. Il ne voulait rien d’autre et surtout pas ces chants grelottants et frileux massacrés par de vieilles femmes essoufflées dans les petites églises de campagne, accompagnés du martèlement épouvantable d’un harmonium tout juste bon pour la décharge. Il avait dans sa voiture un CD où se trouvaient les trois enregistrements qu’il aimait et souhaitait juste s’assurer du bon état du matériel du curé, sinon, il en louerait à Moulins. Comme ledit curé connaissait fort peu sa tante et ne lui avait rendu visite qu’avec une parcimonie toute ecclésiastique, Franck avait décidé d’en faire lui-même l’éloge funèbre, tant pis pour l’opinion du village. Il préparerait ce soir quelques notes, mais il savait déjà ce qu’il avait à lui dire, car ce discours s’adresserait avant tout à elle. Il la remercierait pour avoir si parfaitement tenu son rôle de sentinelle et avoir été toute sa vie fidèle à un seul amour : celui des vieilles pierres de Treilly.
Il n’avait pas eu le temps de déjeuner et s’aperçut qu’il avait faim. Karine, toujours prévenante, lui avait laissé deux sandwiches et un carafon du meilleur vin de la région, un Saint Pourçain au fort parfum de violette. Des verres et plusieurs bouteilles du même vin, ainsi que des amandes et des pistaches jetées dans des coupes, avaient été disposés dans la grande salle à manger. Franck pensait que ces préparatifs auraient pu attendre le lendemain, mais il se trompait. Déjà, la première voiture se présentait dans la grande allée veillée par ses tilleuls. Il y en avait beaucoup d’autres. Tout le Conseil Municipal arrivait. Chacun avait déjà revêtu ses beaux habits, les mêmes, qu’il s’agît d’un mariage ou d’un enterrement : costumes noirs et cravates pour les hommes, tailleurs marine, gris ou noir pour les femmes. Beaucoup portaient des gerbes de fleurs ou même des couronnes et Franck se demandait comment ils avaient pu si vite s’en procurer, mais les employés des Pompes Funèbres étaient décidément capables d’opérer des prodiges de célérité.
Il descendit les marches du perron et marcha à leur rencontre pour leur ouvrir les portes de la chapelle. Tous y entrèrent avec une lenteur précautionneuse, se signèrent devant la petite ampoule rouge, même le maire qui était communiste, mais ne manquait pas un office. Ils firent le tour du cercueil, se recueillant un instant devant le beau visage parcheminé, puis ils vinrent serrer la main de Franck. Ils étaient venus tous ensemble. Ils étaient bien une quarantaine. Les Anciens Combattants déposèrent sur le cercueil une gerbe de glaïeuls rouges, sans pouvoir deviner que Yolande avait toujours détesté cette fleur qu’elle trouvait « trop empesée ». C’étaient ses termes. La gerbe était accompagnée d’un ruban portant ces mots : « A notre vaillante comtesse ». On admira beaucoup les magnifiques dentelles de Malines jadis offertes par la reine Marie-Antoinette et tous jugèrent qu’elles allaient très bien à « Mademoiselle la comtesse » et lui faisaient comme une parure de mariée.
L’ombre du soir tombait peu à peu sur Treilly. Seules les pierres si blanches de la façade parvenaient encore à en repousser les noirceurs. Franck alluma les lanternes extérieures, qui les caressèrent de blondeur. Un peu intimidés et protestant « qu’il ne fallait pas », mais secrètement ravis d’être reçus au château, les habitants du village entrèrent dans le hall, puis dans la grande salle à manger. Franck les servit et le Saint Pourçain généreux ne tarda pas à délier les langues. Le ton monta, quelques rires fusèrent, mais ils ne semblèrent pas incongrus à Franck. Chacun avait une anecdote à rapporter au sujet de « Mademoiselle la comtesse », disant comment elle avait jadis sauvé d’une mauvaise fièvre la petite à Prentout, guéri les répugnants abcès du père Malaucène, accouché seule la femme Germain quand le docteur, surpris par la tempête, n’avait pu arriver à temps. Franck fut touché de voir à quel point elle était aimée, dans ce modeste petit village oublié par les circuits touristiques, car rien ne s’y passait jamais et il n’y avait rien à y visiter, le château de Treilly n’ouvrant ses portes que pour la Journée du Patrimoine, une fois l’an. Certes, le reste du monde l’avait oubliée, ses amis étaient morts depuis longtemps, sa famille ne venait jamais la voir dans son grand château inconfortable, hormis Franck. Qui se souviendrait encore d’elle, en lisant l’annonce du Figaro ? Sans doute son nom semblerait-il moins anonyme aux lecteurs de La Montagne ? Encore n’était-ce pas certain…
Il y avait encore plus de monde pour l’enterrement dans leur petite église de village, magnifiquement restaurée par les Beaux Arts du département car on avait découvert dans le chœur des fresques du XV è siècle uniques en leur genre. Pour une fois, sa tante, si effacée durant toute sa vie, était la reine de la cérémonie. Tout le village était là, mais aussi beaucoup de voisins que Franck n’avait pas vus depuis longtemps, bien sûr des « gens que l’on connaît » ! Son fils lui parut très beau dans son costume noir, le teint halé. Ses sœurs et sa femme étaient belles et convenables dans leurs vêtements de deuil, mais elles n’avaient pas à fournir les mêmes efforts que lui pour ne pas éclater en sanglots. La musique qu’il avait amoureusement choisie flottait dans l’église et s’envolait sous les voûtes. Le curé, sans doute vexé, n’avait prononcé aucune homélie, se contentant de lui faire signe de s’approcher du cercueil et du micro au moment adéquat. Finalement, il garda son papier dans sa poche. C’était à sa tante seule qu’il voulait parler et il savait très bien ce qu’il avait à lui dire, craignant seulement de n’être trahi par une voix trop tremblante. Il parvint pourtant à l’assurer en commençant ainsi son petit discours :
Chère tante Yolande, bien plus chère à mon cœur que vous ne pouvez l’imaginer, c’est grâce à vous que nous voici tous réunis ici, pour vous aimer encore, pour nous souvenir toujours…
Les mots venaient facilement et Franck s’aperçut qu’ils émouvaient, parce qu’ils étaient sincères. Il vit plus d’une femme sortir discrètement son mouchoir et les hommes tousser pour se donner une contenance.
Il participa à la levée du corps pour aider à porter le cercueil jusqu’au petit cimetière familial. Il ne pesait pas bien lourd, elle s’alimentait si peu ces dernières années. Il avait fait planter dans le minuscule enclos privé trois rosiers blancs fleuris, dont les roses se flétriraient à la première gelée, mais elles reprendraient ensuite. Il le fallait, sa tante les avait tant aimées. Ce lui fut un déchirement que de voir la bière descendre dans ce grand trou noir, si profond, si triste, si esseulé.
Les prières terminées, il prit brièvement le micro pour remercier l’assistance d’être venue si nombreuse et la prévenir que tous étaient conviés à venir boire au château à la santé de la morte. Il jugea ensuite l’expression étrange, mais ne la corrigea pas.
On n’avait pas vu pareille affluence à Treilly depuis le mariage de la plus jeune de ses sœurs. Les portes étaient large ouvertes. Tous entrèrent un peu gauchement. Pour certains, c’était la première fois qu’ils étaient reçus à Treilly.
La veille, sa femme, Madeleine, avait aidé Karine et Françoise, la femme de ménage, à cirer le parquet et les meubles du grand hall et de la grande salle à manger. On avait étendu sur la table « troubadour » une large nappe bordée de dentelles et dûment armoriée qui avait bon air. Des bouquets de houx et d’if décoraient le buffet de même style. Les chaises avaient été repoussées contre les murs. Franck avait exigé du vrai champagne, ne voulant pas sembler pingre lorsqu’il s’agissait d’honorer le souvenir de la dernière sentinelle de Treilly. Il y avait bien sûr aussi du Saint-Pourçain, Bourbonnais oblige, ainsi que de la viande froide, de la charcuterie et des assiettes de fromages. Le ton monta rapidement. Chacun y allait de sa petite anecdote sur « la vaillante comtesse du village » et Franck se demandait avec un étonnement douloureux pourquoi il n’avait pas songé à organiser pareille fête du vivant de sa tante, pour ses anniversaires par exemple. Enfin, elle restait le centre de la fête et il pensa à distribuer des images mortuaires à tout le village. Elle y souriait pour toujours, jeune encore, souriant sur le perron de Treilly, son seul amour.
Ses sœurs auraient bien voulu que l’on fît, lors des jours suivants, les partages des meubles, vaisselle, argenterie, bibelots et tableaux, mais Franck se réfugia derrière le fait qu’il était nécessaire de faire venir un expert pour repousser à plus tard la détestable corvée et il les vit partir avec soulagement dès le lendemain sans même avoir couché là. Même son fils avait préféré le confort d’un hôtel à Moulins. Madeleine lui proposa de rester avec lui pour mettre un peu d’ordre dans les vastes pièces délaissées, ce qu’il accepta avec reconnaissance, redoutant sa nouvelle solitude à Treilly.
Bien vite, les initiatives de Madeleine l’exaspérèrent. Elle touchait à tout, déplaçait tout sous prétexte de rangement ou de nettoyage. Or Franck entendait tout laisser exactement en l’état, comme si sa tante avait encore pu veiller sur le château si aimé.
Enfin, Franck, quand les experts immobiliers viendront estimer le château, il faudra bien le leur faire visiter des caves au grenier et, pour l’instant, c’est dans un piètre état. On dirait que rien n’a jamais été jeté ou trié depuis cinquante ans. Tous ces vieux journaux, toutes ces vieilles lettres que nul ne lira jamais, il faut les jeter. Il y a aussi tous ces meubles cassés que tu ne feras jamais réparer, mais qui pourraient intéresser un brocanteur.
Qui te dit que je ne lirai pas toutes ces vieilleries ou que je ne me mettrai pas à recoller tout ce qui en a besoin ?
Elle parut stupéfaite, tante la tâche lui semblait immense et bien inutile, mais il avait pris un air fermé qu’elle ne connaissait que trop et elle jugea plus prudent de ne pas insister. Elle s’attaqua alors au contenu des placards, armoires ou bahuts divers, mettant de côté ce qu’il fallait nettoyer et garder et ce qui était bon pour la poubelle, mais il ne cessait de rôder autour d’elle et de remettre ce qu’elle avait écartés dans le tas des choses à conserver. On n’arrivait à rien. Il critiquait chacune de ses initiatives et devenait si odieux qu’elle décida de partir le troisième jour, mais elle voulait auparavant rencontrer les experts immobiliers et ceux qui estimeraient les meubles. Franck tenta de l’en dissuader. Cette fois, il n’eut pas gain de cause.
Après bien des visites, bien des notes griffonnées sur d’épais carnets, Madeleine fit aussi ses calculs et en arriva à un chiffre si élevé, une fois enlevées les parts de ses belles-sœurs, que le modeste manoir normand auquel elle rêvait depuis si longtemps prit des allures de fier château campé dans un beau parc.
Nous garderons quelques meubles pour la Normandie, lui dit-elle en matière de concession, mais hâte-toi de vendre le reste du mobilier qui te revient. Les agences peuvent se charger des visites, elles ont l’habitude. Tu sembles fatigué. Tu as besoin de te reposer et de te changer les idées. Ce serait trop triste de rester seul ici. Rentre avec moi.
C’est trop risqué, il n’y a pas d’alarme.
J’ai appelé une société, ils viennent tout à l’heure.
Ca va coûter une fortune.
Moins cher qu’un cambriolage et il faudrait alors dédommager tes sœurs.
Il n’y avait plus rien à dire et il laissa Madeleine ranger leur chambre et boucler leurs sacs. Pourtant, il se sentait désespéré.
Quand tout fut embarqué à bord de l’Audi et le château fermé, la nouvelle alarme enclenchée, il s’installa derrière le volant et lui dit soudain :
Je te conduis à Moulins pour y prendre le train. Je voudrais rester encore quelques jours, trier les derniers papiers, voir à quoi ressemblent les visiteurs que m’ont annoncés les trois agences auxquelles j’ai confié la vente de Treilly. Je n’ai pas envie de céder mon château à n’importe quel émir arabe, même pour t’offrir le manoir normand de tes rêves.
Madeleine préféra ne pas lui faire remarquer qu’il y avait fort peu de chances, hélas, pour qu’un émir arabe vînt s’installer dans ce coin perdu du Bourbonnais. Pour sa part, n’importe quel acheteur ferait l’affaire, pourvu qu’il ne fît pas trop baisser les prix. Le ton dédaigneux qu’il avait pris pour évoquer leur futur « manoir normand » l’inquiéta un peu, puis elle n’y pensa plus. Quand ses belles-sœurs auraient fait prendre leurs meubles et tableaux, il faudrait bien sûr réorganiser les pièces en fonction des nouveaux vides, mais Treilly avait été si surchargé de mobiliers et bibelots que ce ne serait guère difficile et cette tâche aurait au moins le mérite d’occuper son mari. Quant à elle, elle n’en pouvait plus de l’atmosphère désolée de la trop vaste demeure, des taches de sang ayant résisté à tous les lavages dans la chambre de la vieille demoiselle et surtout du caractère détestable de son époux, lui d’ordinaire plutôt facile à vivre, même s’il s’était toujours montré assez tyrannique envers elle pour tout ce qui concernait sa famille. Bien sûr, il ne lui laissait pas oublier qu’elle « n’était pas née »… Et Madeleine repartit pour Paris, ses rêves normands assez mal en point.
Franck retira toutes les housses blanches recouvrant les meubles de Treilly, tant au premier étage qu’au rez-de-chaussée, ouvrit tous les volets, puis il commença à explorer chaque tiroir de chaque secrétaire, commode, buffet ou armoire, un gros sac poubelle en plastique à ses côtés. Certains objets n’étaient même pas identifiables, rebut de rebut… Il y avait des amas de carnets de comptes qu’il jeta, de faire-part de mariages qu’il jeta aussi, de vieilles cartes de visite mentionnant des personnes au cimetière depuis des lustres, toute la correspondance amoureuse de ses grands-parents qu’il ne se sentit pas le droit de lire et préféra brûler, les lettres enfantines adressées par ses soeurs et lui à sa grand-mère et à ses tantes, qu’il conserva, quelques lettres de ses parents, une épaisse correspondance de sa première femme, toujours accompagnée de photos, qui l’étonna, de nombreuses cartes postales adressées à ses tantes qu’il ne put se résoudre à voir disparaître, d’innombrables coupures de journaux dont il ne comprit pas la présence, des généalogies qu’il conserva bien sûr, des papiers très anciens, hérissés de sceaux et d’armoiries qu’il ne put déchiffrer, mais rangea pieusement en lieu sûr, dans un secrétaire fermé à clef.
Quand il en eut fini avec les papiers, il se lança dans le tri du linge de maison. C’était ravissant, toutes ces piles de draps bien pliés, ornés de couronnes, mais lorsqu’il les ouvrit, il dut constater qu’ils partaient tous en lambeaux, aussi ne garda-t-il que les broderies et les couronnes, qu’il découpa soigneusement. Il y avait de même un nombre consistant d’écrins à bijoux tout aussi armoriés, mais hélas vides. Il ne put se résoudre à les jeter. D’autres écrins, plus vastes, avaient contenu de l’argenterie dont il ne trouva pas traces.
Ce travail de titan était ponctué par les visites des agents immobiliers flanqués de leurs clients. Au début, il lui était pénible d’assister à leurs déambulations chez lui et d’écouter leurs stupides commentaires quant au mobilier, tapis, tapisseries ou porcelaines – ils n’y connaissaient rien ou pas grand-chose – et leurs plans de décoration future, toujours catastrophiques à son sens car il souhaitait que rien ne changeât, puis il se dit que cela l’aiderait à se faire une idée des futurs acquéreurs de Treilly. Et à repousser vigoureusement leurs diverses propositions. L’un confondait avec entrain tous les styles. L’autre prenait les meubles troubadour de la grande salle à manger pour de l’authentique Henri II. Un troisième voulait sacrifier une chambre sur deux pour créer de nouvelles salles de bain. Un quatrième avait l’intention d’aménager des chambres dans la grande galerie. Celui-ci voulait repeindre les belles boiseries de chêne dans un camaïeu de roses et d’or et celui-là remplacer la belle pelouse à la française par un golf miniature… Rien n’était acceptable. Les agents immobiliers commencèrent à se décourager et leurs visites à s’espacer. Madeleine prenait de temps à autre des nouvelles, mais elle ne croyait plus beaucoup à son beau manoir normand…
A la demande de Franck, un expert de Sotheby’s vint examiner mobilier, bronzes, porcelaines, tapis et tapisseries et ce qu’il restait d’argenterie. Il en fit quatre lots que l’on tirerait au sort. Ensuite, chacun pourrait échanger ce qui ne lui plairait pas, Franck ne voulait pas se retrouver avec l’ensemble de la literie et tous les meubles troubadour.
Cette fois encore, ses sœurs préférèrent loger à l’hôtel et ils dînèrent tous les quatre dans un charmant moulin des environs – ni Madeleine ni les conjoints n’avaient été conviés à ce partage strictement familial. La seule exigence de Franck était que ses sœurs fissent rapidement prendre par des déménageurs leur part, ne voulant pas être tenu pour responsable d’un cambriolage toujours possible en dépit de la nouvelle alarme. L’une d’elles hasarda qu’il serait charmant d’organiser tous ensemble une jolie réception à Treilly, mais Franck bougonna qu’il y réfléchirait et toutes comprirent que la réception n’aurait pas lieu. Une fois envolé le tourbillon de ses sœurs, Franck erra avec mélancolie dans son château que l’on allait amputer des trois quarts de ce qu’il renfermait.
Il passait tout son temps à Treilly et ne venait même plus une semaine par mois à Paris, comme il l’avait promis à son épouse. Il y avait tant à faire…
Puis arrivèrent les déménageurs, qu’il surveilla avec le plus grand soin. Les pièces lui semblèrent alors bien vides et son cœur bien gros. Il appela Madeleine à la rescousse.
Elle déclara que le château gagnait beaucoup à ce nouveau dépouillement, car il ressemblait auparavant à la décharge d’un brocanteur. Elle n’avait même pas parlé d’antiquaire et Franck fut un peu vexé. Madeleine s’affaira avec une bonne humeur contagieuse. Un lit mis au rebut au grenier fit un ravissant divan, une fois bien recouvert et garni de coussins neufs. La colonie de chaises placées contre les murs semblaient monter la garde en espérant on ne savait quoi. Disposées deux par deux de part et d’autre de simples guéridons, elles avaient déjà meilleur air. De nombreux fauteuils boiteux ou éventrés peuplaient aussi le grenier. Une fois recollés et retapissés, ils devinrent fort élégants. Madeleine avait des doigts de fée et un enthousiasme intact. Elle attaqua Treilly pièce par pièce. Elle aurait bien aimé oser des couleurs vives, des camaïeux surprenants, mais sur ce point Franck resta très ferme. Certes, elle donnait au vieux château un indispensable coup de neuf, mais il fallait le laisser dans son jus, remplacer une tenture défraîchie par son sosie, un velours passé par un autre de même facture. C’était un peu frustrant, mais elle obtint de choisir les nouveaux matériaux en s’appuyant sur l’envers du décor. Un velours devenu d’un rose fané se révélait avoir été d’un rouge flamboyant, un bleu mièvre retrouvait ses teintes de ciel des tropiques.
Franck rangeait, Madeleine collait des papiers peints, tendait des soies aux murs, recouvrait les sièges, reprisait les antiques tapis d’Aubusson ou les tapisseries de Beauvais. Elle accomplissait des miracles, mais Franck ne voyait pas qu’elle s’épuisait à ce travail de titan, devenait maigre et blanche, était parfois prise de vertiges. C’était un peu comme si Treilly lui avait sucé tout son sang, comme s’il s’était nourri de sa substance.
Au bout d’un an de labeur acharné, Treilly, métamorphosé, tout beau dans ses vêtements neufs, était enfin digne d’être admiré. Franck s’en ouvrit à Madeleine et ils décidèrent de convier à leur fête le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs, les trois sœurs de Franck et Rodolphe, le fils qu’il avait eu de son premier mariage, mais qui se trouva par malheur retenu pour affaires à Canton. Cette fois, ceux du village ne furent pas invités. Madeleine avait fait appel à un traiteur et un fleuriste. Tous les salons furent ouverts. Un orchestre avait même été installé dans la grande galerie du premier étage pour faire danser la jeunesse – pour une fois que la galerie allait servir…
L’enfilade des salons et salles à manger repeints de frais, les meubles garnis de belles soieries, l’excellence du champagne et des petits fours, la magnificence des gerbes de fleurs, tout fut parfait et fit faire la grimace aux trois sœurs. Ce n’était pas leur fête… Madeleine, très pâle et très mince dans un somptueux fourreau de soie verte changeante, était parfaite dans son rôle de châtelaine.
On croirait presque qu’elle « est née », murmura l’une des sœurs à l’oreille de l’autre.
On pourrait la prendre pour une vraie comtesse, même si un remariage ne donne évidemment droit à aucun titre.
Mais comme tout le monde est aujourd’hui divorcé, avoue que le Polo, le Jockey Club ou tous les ennuyeux salons de Neuilly ou du XVI è seraient bien ternes sans aucune duchesse, marquise ou comtesse « vraies » ! Nous-mêmes…
Toutes trois étaient en effet divorcées et ne se gênaient guère pour porter les tires de leurs nouveaux époux, même si elles savaient pertinemment n’y avoir aucun droit. Enfin, tous s’accordèrent à dire que la fête était splendide et que Madeleine et Franck avaient accompli des miracles.
Madeleine souriait bravement à tous, mais elle était exténuée, refusant de l’admettre et tenant bon tant que le dernier invité ne fût pas reparti. En montant dans « leur » chambre, qui était à présent celle du balcon, la plus belle du château et se trouvait au premier étage, elle s’entortilla les pieds dans la traîne de sa robe, glissa, ne parvint pas à se rattraper et sa tête heurta durement le coin de marbre d’une marche. Il y eut un léger bruit d’os éclaté, comme un œuf coque que l’on écrase, un mince filet de sang.
Franck était parti humer l’air de la nuit et savourer une dernière coupe sur la terrasse, contemplant l’évasement de la vallée et l’ample courbe de l’Allier, étalée à ses pieds. L’air était frais, il frissonna et décida de rentrer. Ce fut ainsi qu’il trouva Madeleine, renversée dans l’escalier, si pâle et si mince dans sa belle robe de fête. Le médecin appelé ne put que conclure à une fracture du crâne et à une mort instantanée.
Franck lui fit de belles funérailles, moins émouvantes pourtant que celles de sa tante, car le village ne la connaissait guère et les Parisiens ne furent pas très nombreux à se déranger – on vient plus volontiers à une soirée qu’à un enterrement. Bien sûr, elle fut ensevelie dans l’enclos familial, à côté de tante Yolande. Franck hésita longtemps à lui donner sur sa tombe ce titre de comtesse qu’elle avait tant prisé, puis il s’y résigna avec mauvaise humeur sur les instances de ses sœurs qui firent valoir que Madeleine ne pouvait être la seule Pompagnac dépourvue de titre enterrée là. Rodolphe ne put revenir de Canton pour si peu, même s’il l’avait fait pour sa grand-tante.
Et Franck reprit tout naturellement ses veilles solitaires de sentinelle. Madeleine avait terminé son rôle de décoratrice, elle n’aurait plus été utile à grand-chose. Treilly n’admettait pas n’importe qui pour cette fonction de sentinelle, certainement pas quelqu’un qui « n’était pas né », quelqu’un qu’on « ne connaissait pas »…

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